Jeanne Brun, bouffée d’air au musée Zadkine
Techniciens, artistes ou directeurs, ils ont tous été bouleversés par la crise sanitaire ou ont inventé des façons de s’en relever. Pour «Libé», ils racontent une profession ébranlée.
Il y a des endroits qu’on garde jalousement, même si l’on en parle à longueur d’articles. Des lieux qu’on aime cachés, mais dont on aimerait pourtant aussi qu’ils soient mieux connus. Le musée Zadkine, niché dans son joli jardin au fond d’une impasse à Paris (VIe), est de ces paradoxes-là. C’est l’un des plus petits musées de la Ville de Paris, sis dans l’ancienne maison et l’atelier du sculpteur Ossip Zadkine (1890-1967). Un musée d’habitués, qui a vu sa fréquentation grimper gentiment ces dernières années, notamment grâce à de formidables expos transversales comme «Etre Pierre» ou «le Rêveur de la forêt», mais qui reste encore en dessous des radars. Est-ce que, désormais, tout cela va changer ? L’époque n’est plus aux grosses machines, aux expositions blockbusters, aux immenses files d’attente où l’on s’échange des miasmes. Le modèle Zadkine –qui repose sur une seule exposition annuelle, mûrement réfléchie, ainsi qu’une riche collection bien mise en valeur – pourrait en faire un exemple pour ces temps incertains. Ça, et l’arrivée de sa nouvelle directrice, Jeanne Brun, même pas 40 ans, nommée à la fin du mois de février, dont le fan-club s’accorde à dire qu’elle est la personne qu’il fallait à ce lieu – à moins que ce ne soit le contraire.
Incertitudes.
«C’est un musée qui lui va bien, un petit volume mais un joyau, juge Claire Le Restif, directrice du Crédac à Ivrysur-Seine (Val-deMarne), où Jeanne Brun siège au conseil d’administration. Jeanne est un mélange de modestie, de pertinence et d’intelligence brillante.» «C’est parfait, dans la période qui s’ouvre, un petit musée avec une collection riche, approuve le commissaire et organisateur de foire Stéphane Corréard, dont elle a édité un ouvrage. Cela force à être intelligent.» Et Jeanne Brun n’aura pas trop à se forcer, pour être intelligente. L’on aurait aussi pu commencer par là: la nouvelle directrice est une vraie tronche. Entrée major à l’Ecole des Chartes, où sa thèse sur un artiste un peu obscur du mouvement dada, Georges Ribemont-Dessaignes, a reçu le prix de la meilleure thèse en histoire de l’art, elle avait rédigé pour «le Rêveur de la forêt», dont elle était co-commissaire, un essai bluffant sur le positivisme et la sauvagerie.
On la rencontre un après-midi de juin, dans le jardin du musée, sous les fenêtres de son bureau. Les incertitudes liées au déconfinement ont tranché en faveur d’une fermeture jusqu’en septembre, et la jachère a été mise à profit pour refaire les sols et d’autres travaux. Mais à part ça, Jeanne Brun compte garder le cap. «Ce qui est intéressant ici, c’est que l’on ne fera jamais venir des millions de visiteurs : techniquement, pratiquement, on ne peut pas, estime-t-elle. En revanche, on peut travailler la rencontre entre le public et l’art, que ce soit l’oeuvre de Zadkine ou l’art contemporain, d’une manière qui n’est pas du tout élitiste mais au contraire intime.» Comme l’a fait avant elle l’ex-directrice Noëlle Chabert, dont elle compte «respecter l’identité qu’elle a contribué à forger pour le musée», même si Jeanne Brun voit aussi des opportunités de faire rayonner encore davantage l’oeuvre du sculpteur, «pionnier de la modernité», pour «l’ouvrir à des publics plus divers».
Initiatives.
Elle revient beaucoup sur cette histoire de rencontre, d’ouverture au plus grand nombre: c’est comme cela qu’ellemême s’est attachée à l’art. Issue d’une famille de la classe moyenne qui n’a «jamais manqué de rien», de mère vietnamienne et indienne et de père français né en Algérie, elle évoque «une forme de tabou dans la transmission de leurs cultures respectives, si bien qu’on n’était pas dans un rapport à la culture qui était familial». Représentante d’un système «qui fonctionnait très bien», elle découvre une culture autre, «quelque chose qu’on ne comprend pas mais qui donne envie», grâce à ses enseignants, notamment une prof de français qui emmenait ses élèves au théâtre du coin, la très pointue Ferme du Buisson, à Noisiel (Seine-et-Marne), et leur fit découvrir les pièces de Bernard-Marie Koltès.
Durant l’Ecole des Chartes Jeanne Brun prend la tangente, passe le concours de l’Institut national du patrimoine et arrive à la tête des collections du musée d’Art moderne de Saint-Etienne à 26 ans. Elle y passera six belles années, lors desquelles elle découvre néanmoins la «validité du combat féministe», et ce dès le premier jour, où elle fut d’abord prise, «en toute bienveillance», pour une stagiaire : «L’on ne peut pas se figurer, pour remplacer un homme d’un certain âge, une toute jeune femme.»
Au Fonds d’art contemporain-Paris Collections (ancien FMAC), où elle passe ensuite cinq ans à gérer et enrichir les collections de la Ville (acquisition d’oeuvres signées Julien Carreyn, Randa Maroufi, Nina Childress, Eric Baudelaire ou Malala Andrialavidrazana…), elle travaille encore à «aller chercher le public», à travers des programmes comme «Une oeuvre à l’école», qui existait, et de nouvelles initiatives, prêts d’oeuvres à des centres sociaux, Ehpad ou centres d’hébergement. Un parcours un peu atypique, que son premier maître de stage, Laurent Le Bon, président du musée Picasso, juge ainsi : «Elle a pris des chemins de traverse, des postes assez difficiles, et même avant, pour son sujet de thèse, le choix d’un dada plutôt qu’un surréaliste n’était pas banal, réfléchit-il. Mais ça y est, elle sort un peu du bois, et va pouvoir montrer tout son talent.» Le sien, et celui de son musée.