Libération

Faites entrer le chercheur (3/14)

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Meurtres, affaires de moeurs… Les faits divers passionnen­t aussi les universita­ires et les intellectu­els, parce qu’ils en disent long sur l’état d’esprit d’une société. Pourquoi Duras a-t-elle écrit sur l’affaire Grégory ? Pourquoi l’affaire Seznec passionne-t-elle encore ? Quel lien entre l’affaire des époux Bac et le Planning familial ?

découvrir Duras. La Maladie de la mort. Elle vit à l’époque aux Roches noires à Trouville et Yann A., son ami, amour, amant homosexuel, le légataire de ses oeuvres après la mort de celle qu’il aime, celui qui lui a écrit de manière effrénée et inconditio­nnelle pendant des années fait le pied de grue devant la porte de sa chambre. Attendant qu’elle lui ouvre sa porte.

Un jour de 1980, elle ouvre la porte, accepte Yann A. Elle accepte tout le reste. Il vient avec les bouteilles de vin et les bouquins, les cures de désintoxic­ation et leur alcoolisme, il vient avec tout son amour et avec tout le reste, tous les livres en sourdine qu’elle va écrire, loin du VIe arrondisse­ment de la rue SaintBenoî­t. Il vient en Normandie, à Trouville. Elle écrit la Maladie de la mort qui paraît deux ans plus tard aux éditions de Minuit.

La mère d’Elise B., vient de mourir. La maladie de la mort, en acte. On s’est appelé avec Elise B. hier. On parle de sa mère que je n’ai jamais vue, qui a eu trois ou quatre enfants avec autant de pères que d’amants, de Duras, de l’article que Libération me demande.

«T’as intérêt à en faire un bête de truc», dit-elle.

Je ne sais pas.

Je ne sais pas.

L’article de Duras sur Christine V. est sublime, forcément sublime. Sublimemen­t écrit.

Je veux croire qu’on s’en fout de cet enfant mort qui n’est jamais nommé.

Christine V., c’est l’amour et la mort tout autant ; ce que Duras raconte sublimemen­t.

Duras, c’est la vie, l’amour, le désir et la mort ; la littératur­e en somme. C’est ça qui compte au fond, je crois – plus que la mort, plus que la vérité –, cette beauté et cette crudité des mots, ce texte raconté, cette histoire imaginée, sans doute entièremen­t inventée ; quand bien même Christine V. sera toujours coupable ou ne sera jamais coupable. La mère d’Elise B. est morte à même pas 55 ans et ne sera pas plus coupable que quiconque. Pas plus que Christine V., que Duras ni que moi. Duras arrive avec Eric F., jeune reporter, à Lépanges-sur-Vologne en 1985. Il y a une paye que l’enfant est mort, que l’affaire agite la France: à preuve, Libération en fait encore sa une du 17 juillet 1985 quand le crime a eu lieu en octobre de l’année précédente. 273e jour de mystère. Duras éclate et incarne littéralem­ent le crime, le mythe, l’enquête, le journalism­e, l’écriture.

Il n’y a plus de vrai ni de faux, d’enquête ni de preuve, pas plus de coupable. Il y a la langue d’une femme qui parle d’une femme et tous les mythes agglutinés autour, dedans, en creux. Il y a tout ce que la littératur­e a produit de plus vrai et de plus mensonger : l’invention d’une histoire. Le génie et la folie des mots. L’écrivain qui, écrivant, réinvente le monde.

«Ecrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait…» (1) Et puisque je me targue d’être écrivain, j’écrirai sur le mythe. Figurons-nous Duras, Serge J. et elle qui lui demande de pouvoir aller làbas dans les collines nues des Vosges, de quitter sa rue Saint-Benoît, Neauphle ou Trouville ; qu’Eric F. l’emmène et la conduise cinq bonnes heures de route sur la nationale 4, qu’ils se perdent un peu, qu’elle rêve de voir Christine V. mais qu’elle ne voie que le petit juge, la maison ; qu’elle ne mentionne même pas dans l’article la tombe de l’enfant mort.

Qu’écrire alors ?

Qu’écrire plus de huit mois après la mort de l’enfant ?

Qu’écrire, moi, plus de trentecinq ans après l’article de Duras ? Qu’écrire le lendemain de la mort de la mère d’Elise B. ?

Qu’écrire sur ce texte qui est, je crois, le plus beau et le plus emblématiq­ue du style de Duras, plus même que la Maladie de la mort, la Vie matérielle, l’Eté 80 ou la Douleur (pour ne citer que ses chefs-d’oeuvre de la période 19801987) ?

Tout Duras est dans ces trois pages. Jamais femme n’a écrit aussi charnellem­ent, puissammen­t, viscéralem­ent sur ce qu’on appelle vulgaireme­nt «la féminité». Jamais femme ne m’a autant fait comprendre ce que c’est que d’être une femme. Il y a bien sûr le crime et la tragédie qui sont les socles de toute la littératur­e ; la loi des hommes, des juges, et celle de Dieu – dont Duras avoue se foutre éperdument; un tas de gravier qui aurait dû être de sable devant une maison près des collines nues des Vosges; la loi des hommes que les femmes subissent ou contrarien­t; un village mutique; l’enfant mort et la mère.

Et le beefsteak. En lisant l’article de Libération que je n’avais jamais lu in extenso, je note deux occurrence­s du mot «beefsteak». Je n’y vois pas de hasard. C’est que le beefsteak chez Duras est une affaire sérieuse. Elle y consacre un chapitre entier dans la Vie matérielle, où, malade, elle demande à Yann A. d’aller lui acheter un bon steak, parce qu’elle a une furieuse envie de viande. Elle, quand elle va à la boucherie, a coutume de demander à voir l’autre côté du steak, pas forcément le joli côté bien rouge et saignant que le boucher présente complaisam­ment. Yann A. achète un steak mais ne demande pas à voir l’autre côté. Le steak est vert de l’autre côté et finit à la poubelle. Ça en devient un

Christine V., c’est l’amour et la mort tout autant ; ce que Duras raconte sublimemen­t. Duras, c’est la vie, l’amour, le désir et la mort ; la littératur­e en somme.

chapitre de tragédie. Elle en parle aussi dans son fameux livre de recettes. La formule est définitive et parfaite à propos de la cuisson : «Le steak, ça se rate toujours comme la tragédie. Mais à des degrés différents.» (2)

Le steak, c’est comme la tragédie, comme la littératur­e : la moindre erreur de cuisson et tout est baisé ; comme la baise qu’un homme impose à une femme, ainsi qu’elle l’écrit. Comme un enfant retrouvé mort dans une rivière, et une mère au-dessus, au-delà. Des viandes mortes.

On a cru lire dans l’article de Duras pour Libération une apologie de l’infanticid­e, un pied de nez à la jusdehors, tice, une défense accusatric­e de Christine V. tout comme une négation de l’enfant et des hommes évoqués.

Je crois profondéme­nt qu’il n’en est rien.

Aussi cruel que cela puisse être, ce texte sublime, forcément sublime, ne parle pas de l’enfant ni de Christine V.

Il ne parle que de Duras et de l’acte d’écrire.

L’art d’écrire sur les morts, ce qui est le fondement de l’humanité et de la littératur­e.

Qu’importent au fond les coupables, les responsabl­es, les innocents ou les victimes tant que la littératur­e les fait vivre ?

Antigone, D’Artagnan, Christine V., Médée, Jean-Claude R., Raskolniko­v, Emma B. ; toutes et tous les autres.

Peu importent vos vies, vos crimes ou non, vos morts, vos méfaits, vos gloires.

Duras ne raconte pas Christine V., elle raconte Duras, sa manière d’être au monde, d’écrire et d’éclairer le monde.

L’enfant est mort. Christine V., depuis la mort de l’enfant, ne peut être que vivante à moitié – si tant est qu’on puisse l’être. Elle est tout. Elle est vivante et morte; c’est là sa force et son sublime honneur.

Sur la dernière page de mon exemplaire de la Maladie de la mort que m’a offert Elise B. il y a une quinzaine d’années, figure cette dédicace : «La question n’est pas d’en finir.» Elle eût pu être écrite en 1985. Ou hier.

Je ne sais pas.

Personne ne sait.

Ni Marguerite, ni Christine, ni Elise, ni moi.

La question ne sera jamais d’en finir, et c’est bien là l’affaire de toute littératur­e depuis l’aube du crime. Depuis l’aube de ce monde foutrement tremblant. •

(1) Ecrire, éditions Gallimard, 1993.

(2) La Cuisine de Marguerite, éditions Benoît Jacob, 1999.

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