COVID A Kaboul, «les gens meurent chez eux»
Dans les hôpitaux de la capitale afghane, les unités dédiées au nouveau coronavirus sont quasi vides. Face à la peur de l’isolement social, les malades restent à domicile. Le bilan réel semble effroyable.
Si l’on se fiait à la fréquentation de l’hôpital Mohammad-Ali-Jinnah à Kaboul, on pourrait croire que le nouveau coronavirus ne sévit plus en Afghanistan. L’immense parking est vide, comme la salle d’attente et sa centaine de sièges en plastique. Personne non plus dans les couloirs carrelés du rez-de-chaussée. Il faut monter un escalier –les ascenseurs ne fonctionnent pas – pour trouver des patients: deux hommes à la barbe grise et aux cheveux en désordre, 72 ans tous les deux, alités dans la salle de soins intensifs. Ils peinent à respirer et ont été placés sous oxygène. Les chambres de l’aile réservée aux cas suspicieux accueillent treize personnes qui dorment ou qui discutent avec un membre de leur famille. Quelques soignants, hommes et femmes, passent parfois. Certains ont des blouses blanches et un masque, d’autres sont en jean et teeshirt, sans plus de protection. Le directeur de l’hôpital, Abuzar Motaqi, homme jovial et prévenant, observe l’ensemble d’un oeil satisfait. «Les patients sont ici pour être isolés. Ils ont été ou vont être testés. Les résultats arrivent vite, deux ou trois jours au maximum.» Un patient de 60 ans dit autre chose: «Ça fait plus d’une semaine qu’ils m’ont fait le test et je n’ai toujours pas le résultat.» Il ne se plaint pas. «Il y avait des rumeurs sur cet hôpital, on disait qu’ils prélevaient le coeur des morts. En fait, ils sont gentils, les infirmiers prennent souvent de nos nouvelles.» Son fils est là, qui va lui acheter à manger à l’extérieur – il n’y a pas de distribution de nourriture dans l’hôpital. Il ne porte pas de masque. «Pourquoi je le ferais ? Je suis avec mon père, je passe la journée avec lui et je rentre le soir.»
Le calme et la bonhomie qui règnent à l’hôpital Mohammad-Ali-Jinnah sont trompeurs : l’épidémie de coronavirus a déferlé sur l’Afghanistan. «Une catastrophe», dit un médecin qui travaille dans une ONG. «Entre 70 % et 90 % des habitants de Kaboul sont probablement infectés. Les gens ne vont pas à l’hôpital, ils meurent chez eux», estime un diplomate occidental. Officiellement, près de 36 500 cas positifs avaient été recensés au 29 juillet et 1271 personnes en sont mortes, selon le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha). Mais ces chiffres ne veulent pas dire grandchose. L’Afghanistan n’est pas en mesure de tester massivement, et les décès sont rarement attribués au Covid-19. «Le gouvernement peut assurer 1 000 tests par jour et le secteur privé entre 300 et 500. Nous avons un plan pour installer des laboratoires dans les provinces», assure Akamal Samsor, porte-parole du ministère de la Santé. A Kaboul, les cliniques facturent entre 100 et 150 dollars le test, plus que le salaire mensuel d’une majorité d’habitants.
Promiscuité des logements
Combien de morts dans la capitale afghane où la population est estimée entre 4 et 7 millions d’habitants ? Personne ne sait. L’ancien gouverneur de Kaboul, Ahmed Akram, a comptabilisé les décès parmi les boutiquiers et leurs proches dans deux rues du centre-ville, Flower Street et Chicken Street, où se concentrent les vendeurs de bijoux et d’antiquités. «Il y en a eu 50 depuis mars. Vous imaginez si l’on comptait à l’échelle de Kaboul ? Je ne serais pas étonné qu’il y en ait eu entre 100 000 et 150 000.» Le virus s’est infiltré en début d’année en Afghanistan via l’Iran, traversant une frontière longue et poreuse de 900 kilomètres. Un million d’Afghans sont réfugiés
dans le pays voisin, des centaines de milliers d’autres y vivent sans être enregistrés. Mais en février, alors que l’Iran apparaît comme l’un des pays les plus touchés par la pandémie, jusqu’à 15 000 Afghans décident de rentrer chaque jour, soit par peur du virus, soit parce qu’ils ne parviennent plus à travailler. Les premiers cas, testés, sont signalés début mars à Hérat (Ouest). Le Covid-19 se propage alors dans le pays. Il s’engouffre dans la promiscuité des logements et profite d’un système de santé inefficace et inadapté. Habibullah, un étudiant de 21 ans, ne connaît personne qui n’a pas été infecté, ni dans sa famille ni parmi ses voisins. Il habite Abdullah Ansari, un quartier pauvre de l’ouest de Kaboul. Environ 7 000 familles y vivent dans des maisons de torchis. Les rues ne sont pas goudronnées et les égouts coulent au milieu. Il habite avec sa mère, ses deux frères et leurs femmes et enfants ; dix personnes, dans trois pièces. La première à être tombée malade est l’une de ses belles-soeurs, âgée de 35 ans. «Elle a commencé à tousser, à avoir mal à la tête, de la fièvre et du mal à respirer. Elle avait un problème cardiaque, mais qui n’était pas grave. Elle est morte le 24 mai.» Dans les jours qui suivent, tous les autres membres de la famille ressentent des symptômes. Le médecin leur prescrit des vitamines et du paracétamol. Aucun, pas même la belle-soeur gravement touchée, n’a été à l’hôpital. «Déjà, on n’a pas de voiture pour y aller. Et si on y va, on est encore plus malade après», dit Habibullah.
médecins pas payés
Aux débuts de l’épidémie, le système sanitaire afghan s’est retrouvé submergé. Pas d’oxygène, très peu de respirateurs artificiels, et pas assez de personnel qualifié. «C’est vrai que la plupart des hôpitaux sont anciens, 40 ou 50 ans, et mériteraient d’être rénovés. Nous avons un problème de financement qui dure depuis vingt ans. Les aides de la communauté internationale ne sont pas centralisées au ministère mais sont affectées à des budgets particuliers. Leurs programmes de développement se concentrent sur des dispensaires qui fournissent des soins basiques dans les villages. Mais pas sur les hôpitaux, alors que nous n’avons cessé de le demander», explique Akamal Samsor, du ministère de la Santé.
Le gouvernement a relancé en catastrophe les approvisionnements en oxygène et prévoit la construction d’une usine dédiée avant l’hiver. Mais il n’a pas réglé la question des salaires des soignants. A l’hôpital afghanojaponais de Kaboul, l’un des trois de la capitale qui s’est spécialisé dans l’accueil des malades du Covid, médecins et infirmiers n’ont pas été payés durant trois mois d’affilée après le déclenchement de l’épidémie. A Hérat, épicentre des premières contaminations, cela a duré cinq mois. Sans surprise, des dizaines de soignants ont arrêté de travailler. «Il y a un vrai problème de gestion. Mais audelà, nous avons les plus grandes difficultés à conserver les personnels que l’on forme. Ils font leur internat chez nous, mais quand ils vont finir leur spécialisation à l’étranger, par exemple en France ou en Allemagne, ils ne reviennent pas», explique Aziz Jan, directeur de l’Institut médical français pour les mères et les enfants.
sentiment de honte
Les habitants de Kaboul sont d’autant moins enclins à aller à l’hôpital que le Covid-19 est perçu comme une maladie honteuse. Lorsqu’il a compris qu’il était probablement infecté, Habibullah n’a rien dit à personne, hormis à ses plus proches parents. Les autres membres de la famille l’ont imité à mesure qu’ils tombaient malades. «Je sais que c’est stupide, mais personne n’ose dire qu’il a le virus. Sinon, les autres gens nous éviteraient et refuseraient de nous parler. Ce serait une mort sociale.» Ce sentiment de honte était particulièrement prégnant au printemps, aux débuts de l’épidémie. «Il y a eu plusieurs phases. Le déni, d’abord: les gens ne voulaient pas croire que c’était une maladie, ils disaient que c’était une invention des étrangers. La honte, ensuite, des malades, qui ont peur d’être marqués socialement. Cela vaut aussi pour les funérailles. Dans la tradition musulmane, le corps doit être lavé par des membres de la famille, c’est très important. Mais à mesure que la population se rend compte qu’il s’agit d’une pandémie mondiale, qu’aucun pays n’est épargné, cela s’améliore peu à peu. C’est avant tout une question d’information», explique un cadre du ministère de la Santé.
Abdullah Ghulani, 65 ou 70 ans, il ne sait pas exactement, est bien placé pour observer les familles qui refusent de reconnaître que leur proche est mort du Covid-19. Il est responsable du cimetière d’Omeid Sbaz, dans l’ouest de la capitale, qui s’étend sur trois collines. Au printemps, la municipalité a décidé qu’un carré serait dédié aux victimes de la pandémie. Abdullah s’est exécuté et a choisi la colline la plus éloignée de l’entrée, accessible par un chemin escarpé de terre sèche et creusée où le demi-tour est impossible. Quatre mois plus tard, le carré est quasi vide. «Ce sont des gens de la municipalité qui se chargent des enterrements. Les corps sont enveloppés dans du plastique et ils les laissent tomber dans la tombe comme une bombe larguée d’un avion.»
Seuls quelques proches peuvent participer, à distance. D’ordinaire, les enterrements rassemblent jusqu’à plusieurs centaines de personnes. «D’un point de vue religieux, plus il y a de monde, plus le mort a des chances d’être pardonné. Alors forcément, les familles préfèrent mentir et organiser des funérailles normales. Parfois, je sais qu’il s’agit d’un cas de Covid-19, mais qui je suis, moi, pour leur dire non ? Si ce sont des gens puissants, ils vont me battre comme un âne. Ce n’est pas à moi de gérer ça, c’est à la municipalité. Le problème, c’est qu’il n’y a aucune procédure. C’est l’anarchie dans ce pays.» •
«Ils laissent tomber les corps dans la tombe comme une bombe larguée d’un avion.»
Abdullah Ghulani responsable d’un cimetière dans l’ouest de Kaboul