Libération

Hiroshima «Tous les irradiés avançaient les bras devant, la peau comme des stalactite­s»

Le 6 août 1945, la ville japonaise était soufflée par la bombe atomique, tuant au moins 140 000 personnes et causant la mort indirecte de milliers d’autres. Takashi Teramoto, ancien habitant et salarié retraité d’une centrale nucléaire, avait alors 10 ans

- Par Karyn Nishimura Envoyée spéciale à Hiroshima

Depuis soixante-quinze ans, Takashi Teramoto vit avec la culpabilit­é du survivant. «Depuis ce jour, j’ai l’impression d’avoir pris la vie d’un autre.» Retraité encore alerte, ce grandpère de 85 ans est un des hibakusha («irradiés») qui ont survécu à la bombe atomique de Hiroshima. Le 6 août 1945, il avait 10 ans, était en 5e année d’école primaire. Comme tous les enfants de son âge, séparé de sa famille, il avait été évacué à la campagne, dans un sanctuaire, depuis l’intensific­ation des bombardeme­nts américains quelques mois auparavant. «On n’avait rien à manger, même à proximité des champs on avait le ventre vide, c’était vraiment une misère, beaucoup voulaient se sauver mais étaient vite rattrapés», raconte-t-il à Libération. «Comme j’étais souvent malade, début août, ma mère m’a ramené à la maison, à Hiroshima, pour aller chez le médecin. Je me souviens du bonheur que ce fut de rentrer chez moi, de manger et dormir avec ma famille.» Son père, lui, n’était pas là : il était enrôlé sur un bateau au service de l’armée nippone en pleine déroute. Le jeune Takashi a insisté pour rentrer dans la journée du 4 août, deux jours plus tôt que prévu. Toute son existence, il le regrettera.

Le 6 au matin, une première alerte retentit à 7h09. Elle est levée à 7h31. «Je suis alors sorti jouer dehors, c’était un matin très chaud, j’avais juste un maillot de corps et une culotte.»

«étrange odeur»

Après 8 heures, sa mère l’a appelé pour rentrer à la maison. «Je préparais une carte postale pour le sanctuaire, et c’est à ce moment-là que j’ai vu par-derrière une incroyable lumière. Tout est ensuite devenu tout noir. Je me suis accroupi et la maison s’est effondrée sur moi.» Et puis il y a eu cette «étrange odeur» qu’il n’a jamais retrouvée nulle part. Il était à seulement 1 km du point de chute de Little Boy, la bombe larguée à 8h15 par le B-29 Enola Gay.

«Je me suis relevé et je suis sorti, seul.» Des voisins hagards apparaisse­nt ici et là, pas sa mère. Il se sauve avec une voisine âgée. «Sur le chemin, j’ai vu l’image terrifiant­e d’un visage de femme coincé dans les décombres d’un pont, ses yeux étaient brillants.» Cette figure a hanté ses nuits. Réfugié dans un autre sanctuaire, il aperçoit là un des enfants avec lesquels il avait joué le matin. «Il était en haillons, la peau brûlée de ses bras tombait, et il marchait comme ça les bras devant, et tous les irradiés avançaient comme ça, les bras devant, la peau comme des stalactite­s. J’ai entendu dire qu’il était mort deux ou trois jours plus tard.» Un autre, avec qui il s’était amusé en début de journée, est décédé sur le coup. Ce soir-là, le ciel de Hiroshima était rouge des feux d’in

cinération des cadavres. Son père l’a rejoint. La grand-mère qui l’a sauvée est morte quelques semaines après. Jamais il n’a revu sa mère : «Ma soeur m’a raconté plusieurs années après qu’elle s’était éteinte le 15 août», le jour de la capitulati­on du Japon. «Je me souviens avoir entendu ce jour-là l’empereur, Hirohito, à la radio. Je n’ai pas compris qu’il annonçait la reddition. Mais les adultes disaient “le Japon a perdu”. Mon père ne m’a jamais parlé de la guerre après, jamais.» La santé de Takashi Teramoto s’est ensuite dégradée, ses cheveux sont

tombés, il est resté plusieurs mois alité, mais a miraculeus­ement survécu.

Hiroshima comptait 350 000 habitants. 140 000 ont été tués immédiatem­ent par Little Boy ou dans les jours suivants. De la ville, il ne restait plus que quelques structures en métal et béton, dont le Centre de promotion de l’industrie locale, aujourd’hui monument classé appelé dôme de Genbaku (dôme de la bombe atomique) ou Mémorial de la paix. Ceux qui sont arrivés sur place pour les secours et la reconstruc­tion, dont la soeur de Takashi, ont allongé les rangs des irradiés sans s’en rendre compte, comme ceux qui ont subi «la pluie noire», chargée en éléments radioactif­s (lire ci-contre).

«Une bonne énergie»

Takashi, lui, a repris sa scolarité en avril 1946. Il a été recruté en 1954 par la compagnie d’électricit­é Chugoku Denryoku, où il a fait sa carrière. Et quand cette entreprise a construit son premier réacteur nucléaire, entré en service en 1974 à Shimane (Sud-Ouest), il n’a pas tiqué: «J’étais un simple salarié. J’ai coopéré parce qu’on nous disait que c’était une bonne énergie, on nous éduquait de la sorte. Pour moi, c’était un usage pacifique et on ne nous parlait pas d’accident, je ne le liais pas à ce que j’avais subi.» A ses yeux, l’atome ne représenta­it pas un danger, parce que le risque d’accident n’était pas mentionné. A la réflexion, il dit bien sûr que la «sagesse humaine serait de ne pas aller au-delà de ce qu’on ne peut contrôler». Sa seule préoccupat­ion aujourd’hui, c’est que jamais nulle part ne tombe une autre bombe atomique. «Ma mère, mes amis, ont été tués par cet engin. Oui c’est odieux, mais les années ont passé, j’ai eu des enfants, des petitsenfa­nts et la rancoeur est partie. Je veux juste qu’un tel acte, aussi cruel, ne se reproduise pas. La dissuasion nucléaire est pour moi le comble du non-sens, car c’est poser le principe qu’on peut utiliser une arme atomique. Mais la paix ne doit pas être conditionn­ée à une telle menace.» •

 ?? Photo Antoine d’Agata. Magnum Photos ?? Détail de la série «S.T.A.S.I.S.» (éditions Vortex, 2019), Hiroshima, Japon, 2017.
Photo Antoine d’Agata. Magnum Photos Détail de la série «S.T.A.S.I.S.» (éditions Vortex, 2019), Hiroshima, Japon, 2017.
 ??  ??
 ?? Photo Karyn Nishimura ?? Takashi Teramoto, jeudi à Hiroshima.
Photo Karyn Nishimura Takashi Teramoto, jeudi à Hiroshima.

Newspapers in French

Newspapers from France