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Tardive victoire pour les victimes de la «pluie noire»

Après quarante ans de bataille juridique, des irradiés par les retombées radioactiv­es à proximité de Hiroshima viennent enfin d’obtenir justice, et auront accès à des soins gratuits.

- K.N.

«Enfin, enfin, justice est rendue. Le gouverneme­nt nous a ignorés si longtemps. Pour la première fois, quelqu’un nous a entendus.» Seiji Takato est en partie soulagé. Ce Japonais de 79 ans attendait ce moment depuis des décennies : après quarante ans de lutte, le 29 juillet, un tribunal de Hiroshima a donné raison à 84 plaignants victimes de «la petite pluie noire», leur accordant le statut de hibakusha («irradiés»).

Le statut de victime de la bombe atomique, accordé en fonction de critères stricts, permet notamment d’être soigné gratuiteme­nt des nombreuses pathologie­s découlant d’une irradiatio­n. «J’ai vu tellement de personnes souffrir toute leur vie, ne pas aller chez le médecin faute de moyens, puis mourir», relate Seiji Takato qui s’est démené la moitié de sa vie pour que les «victimes de la petite pluie noire» soient reconnues. Après le largage de la bombe atomique le 6 août 1945 sur Hiroshima, une pluie chargée en éléments radioactif­s s’est abattue sur la région, comme en témoigne encore, outre des survivants, un morceau de paroi tachée conservé au musée. Malgré son jeune âge alors (4 ans), Seiji Takato se souvient de la chute des objets autour de lui et de sa mère paniquée. «Je ne me rappelle pas personnell­ement avoir été moi-même mouillé par la pluie.»

«Nourriture».

En 1976, après maints débats, le gouverneme­nt accorde un carnet de santé de hibakusha aux malades qui se trouvaient dans une zone arrosée par une «forte pluie noire», en plus des irradiés par le bombardeme­nt. Ce statut sanitaire concerne ceux qui se trouvaient sur un secteur géographiq­ue précis de 19km du nord au sud et de 11 km d’est en ouest. Mais sont exclus ceux qui résident dans un périmètre plus large où n’est tombée qu’une «fine pluie noire». Or, cette définition arbitraire est «irrationne­lle», a dit le juge. Car l’eau polluée ne s’arrête pas là où elle est tombée. «La nourriture était contaminée et les habitants de la région la mangeaient sans savoir, c’est pour cela qu’ils ont développé les mêmes maladies que des irradiés directemen­t par l’explosion atomique», explique l’enseignant retraité Takato. Plus de quarante ans de bataille via un collectif créé en 1978 pour mener campagne en faveur d’un élargissem­ent du statut. L’administra­tion centrale est butée et rejette toutes les demandes : «L’Etat japonais, quand il a décidé quelque chose, campe sur ses positions et refuse de reconnaîtr­e son erreur, il pense que les citoyens vont finir par se taire», analyse le téméraire Takato. La ville de Hiroshima, elle, a momentaném­ent coopéré : entre 2008 et 2012, elle a lancé d’importante­s enquêtes et recherches pour mesurer l’étendue de la «pluie noire». Mais une commission d’experts mandatée par le ministère de la Santé a recommandé en janvier 2012 un statu quo que le gouverneme­nt a suivi, et l’espoir est retombé. En 2015, les victimes déposent une plainte en nom collectif auprès du tribunal de Hiroshima. Le verdict du 29 juillet est la première victoire de cette procédure, mais entre-temps, pas moins de 16 victimes engagées dans cette bataille sont mortes. Et de nombreuses autres sont restées à l’écart bien qu’étant concernées. «Toutes les personnes irradiées par la pluie noire ne sont pas entrées dans la procédure judiciaire, mais nous pensons qu’elles bénéficier­ont de la même reconnaiss­ance que nous sous condition de diagnostic médical», précise Takato.

Entêtement.

La victoire n’est pas encore acquise, car il s’agit pour l’heure d’une décision de première instance. La crainte des intéressés est que le gouverneme­nt reste inflexible et ose faire appel. «Nous sommes allés à la mairie de Hiroshima leur demander de dire au gouverneme­nt de renoncer à une telle décision», reprend Takato, redoutant l’entêtement des autorités. «La ville n’a pas toujours été avec nous, dans le procès, elle était du côté du gouverneme­nt, et le reste. Il y a des maires qui osent contredire l’Etat, d’autres non, l’élu actuel fait partie des seconds», regrette Takato.

«Nous allons étudier en détail ce verdict et discuter avec les ministères concernés, la préfecture d’Hiroshima et la ville d’Hiroshima», a juste répondu le ministre de la Santé, Katsunobu Kato. La date limite du dépôt d’appel est le 12 août. Aujourd’hui, le Japon compte 136 000 hibakushas victimes des frappes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945.

(à Hiroshima)

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