Libération

Le jour où Michel Foucault rencontra Pierre Rivière

- Par Philippe Artières Historien à l’Iris

Pourquoi le philosophe s’est-il tant intéressé à ce jeune homme du XIXe siècle qui tua sa mère, son frère et sa soeur, au point de lui consacrer un livre et de soutenir le tournage d’un film ? Parce que le «parricide aux yeux roux» a su questionne­r la vérité de son temps dans une affaire pas si extraordin­aire.

Le cliché est conservé dans les archives de René Allio, à l’abbaye d’Ardenne, à Caen. La photograph­ie en noir et blanc date de l’été 1975, elle montre le philosophe

Michel Foucault dialoguant en pleine campagne normande avec un jeune paysan comme sorti du passé. Le garçon est couvert d’une casquette de toile, il est vêtu de gros draps rustiques, il ne porte pas la combinaiso­n bleue des employés agricoles d’alors. Il ressemble à la descriptio­n d’un de ces jeunes gens qui peuplaient la France rurale en 1830. Je n’en pas mes yeux, Foucault au milieu des années 70 a rencontré dans le bocage normand celui sur lequel il avait travaillé quelques années plus tôt, «le parricide aux yeux roux», Pierre Rivière.

En juin 1835, à Aunay-sur-Odon, le fils des époux Rivière qui, par suite de querelle domestique, vivaient séparés, vint à tuer sa mère, enceinte de sept mois, son frère et sa soeur qui vivaient avec elle, pour que son père ne soit plus l’«objet de tracasseri­es continuell­es». Dans cette boîte d’archives, il y a aussi un autre cliché, cette fois, le professeur du Collège de France n’a plus son célèbre col roulé et sa veste à larges revers, il porte le costume d’un juge des années 1830, ce juge qui a condamné Pierre Rivière.

La tête me tourne. Le Foucault que nous lisons depuis que je suis étudiant est un homme du début du XIXe siècle. Le Foucault qui a publié à la suite d’un séminaire d’études sur l’histoire des rapports entre la psychiatri­e et la justice pénale un petit livre intitulé Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère… (collection «Archives» chez Gallimard-Julliard) a rencontré le protagonis­te de ce fait divers.

Inventer autre chose

Mirage d’archives évidemment. Foucault, Daniel Defert l’a relaté dans la chronologi­e qu’il a établie, est, certes, allé l’été 1975 dans un village normand, mais c’était sur le tournage de l’adaptacroi­s

tion par le cinéaste René Allio de l’affaire Rivière, film qui sortit en 1976. Ce n’est évidemment pas Pierre Rivière que Foucault rencontre, mais un jeune comédien dénommé Claude Hébert.

Cet été 1975, Foucault, quand il «voit» Rivière, se demande bien comment quitter lui aussi le cinéma, le cinéma qu’est devenue la vie intellectu­elle parisienne. Lui qui n’a cessé de prendre la tangente, de vivre à l’étranger, en Suède, en Pologne, en Allemagne et en Tunisie, lui qui a depuis sa thèse travaillé sur les marges, le voilà désormais surnommé le «pape de la pensée française».

Son enseigneme­nt au Collège de France, où il a été élu en 1970, est très couru, on se hâte pour assister à ses cours, boire la moindre de ses paroles dans l’amphi de la rue Saint-Jacques comme les bourgeoise­s se retrouvaie­nt dans les salles d’assises au XIXe siècle. Son engagement au sein du Groupe d’informatio­n sur les prisons (GIP), en 1971-1972, lui vaut l’amitié et l’estime des gauchistes et de tou·te·s celles et ceux qui combattent l’intolérabl­e.

Certains voient surtout en lui, en sa conception du pouvoir, une manière de sortir d’un marxisme qui a réduit leur pensée à une peau de chagrin. Tou·te·s regardent Foucault comme une possibilit­é de sortir de l’ornière politique et théorique dans laquelle Louis Althusser (notamment) les a plongé·e·s.

Si Foucault s’est tant battu, jusqu’à se disputer avec son éditeur Pierre Nora, pour obtenir un financemen­t au film, s’il a toujours considéré ce petit volume consacré à Pierre Rivière comme un élément de sa pensée, c’est que ce travail a constitué une tentative d’inventer autre chose, de prendre à nouveau le maquis de la philosophi­e, de mettre à nouveau en colère les historien·ne·s. Il a replongé dans la poussière des archives, dans les milliers de mots qui ne font pas grand bruit, dans ce marmonneme­nt du monde qu’il évoquait dans la préface de Folie et déraison (1961). Car ce qui passionne Foucault, c’est que l’affaire Rivière n’est pas si extraordin­aire. D’ailleurs, à l’époque, elle ne fait pas la une, la Gazette des tribunaux ne l’érige pas en «cause célèbre», elle ne devient pas un classique de la psychiatri­e pénale, «comme Henriette Cornier, Papavoine ou Léger.»

C’est une affaire de famille, un conflit entre deux époux que le fils a réglé à coups de serpette. Pierre ne supportait plus de voir sa mère humilier son père, il n’a pas agi sous le coup de l’impulsion, il a préparé son crime multiple. Non seulement il a pensé à la manière dont il allait procéder, mais il en a écrit dans sa tête les raisons, l’argument.

Foucault l’écrit dans l’introducti­on du volume qui rassemble à la fois la totalité des pièces du dossier judiciaire, dont le récit autobiogra­phique de l’assassin, mais aussi les coupures de presse et les expertises médicales : «Je crois que si nous avons décidé de publier ces documents, tous ces documents, c’est pour dresser en quelque sorte le plan de ces luttes diverses, restituer ces affronteme­nts et ces batailles, retrouver le jeu de ces discours, comme armes, comme instrument­s d’attaque et de défense dans les relations de pouvoir et de savoir.»

S’y entremêlen­t en effet un ensemble de discours, judiciaire, médical et journalist­ique, qui constituen­t Rivière en monstre criminel. Cette carte est dessinée, parfois à gros traits, et on le leur reprochera, par une série de textes signés de Jeanne Favret et Jean-Pierre Peter, de Patricia Moulin, de Blandine BarretKrie­gel, de Philippe Riot, de Robert Castel et d’Alessandro Fontana.

Ce que produit Foucault avec Rivière, c’est non seulement une attention au moindre mot, au plus minuscule énoncé, mais aussi

une certaine éthique de l’écoute

de l’autre.

Un certain rapport

à l’écriture

Mais sans doute la magie de la rencontre de Foucault avec Rivière tient-elle au reflet de la sensibilit­é du philosophe dans ce fait divers. Le professeur au Collège de France ne cache ni la beauté qu’il éprouve à la lecture du mémoire de Rivière ni que «nous avons été subjugués par le parricide aux yeux roux». Il y a d’abord un certain rapport à l’écriture, Foucault déclarera qu’il aime à inciser les textes comme son père ouvrait de son bistouri les corps ; que fait en effet Rivière si ce n’est entremêler son crime et l’écriture de son texte au point de ne plus savoir lequel a précédé l’autre. Plus encore, ce que le savant définit comme le «procédé de l’arbalète» chez le parricide, «du nom de ces instrument­s qui sont à la fois inventés par Rivière, des mots fabriqués, des instrument­s qui lancent des flèches, des armes à frapper les nuages et les oiseaux, des noms forgés qui apportent la mort et qui clouent des bêtes sur les arbres» est une représenta­tion de la manière dont Foucault se représente son propre travail. Inventer de nouvelles flèches. Le philosophe se voit en armurier. Et si la lecture de ce fait divers sous la monarchie de Juillet lui semble si intéressan­te, c’est qu’il y voit très vite la possibilit­é de tendre un piège aux savoirs divers et variés qui pensent l’acte de transgress­ion majeur qu’est le crime, un acte ici redoublé par celui d’écriture. «Rivière, en somme, a pu être de deux manières, mais presque en un seul geste, “auteur”.» En Rivière, Foucault aurait vu une manière singulière de se faire «auteur», non pas celui que l’on place dans un panthéon, mais un sujet produisant un discours questionna­nt la vérité de son temps.

Foucault est ainsi venu habiter le fait divers Rivière. Il est désormais impossible de lire le mémoire du jeune paysan sans entendre la voix du penseur. Puissance de la philosophi­e que de se glisser dans le récit. Mieux : de se substituer ou même d’effacer les autres discours savants, ceux de tous les psychiatre­s qui écrivirent sur le cas Rivière. Ce que fait en effet Foucault à l’affaire du parricide, ce n’est pas d’en devenir le narrateur, ce n’est pas non plus d’en produire une lecture définitive – l’anthropolo­gue Daniel Fabre en livra depuis une passionnan­te analyse.

Ce que Foucault fait de ce dossier, c’est une oeuvre. L’acte qu’il commet est d’abord un acte de publicatio­n, au point que le mémoire fut, après l’adaptation de René Allio au cinéma, non seulement mis en scène à plusieurs reprises au théâtre, mais inscrit au programme des textes pour l’examen du bac de français. Il est parvenu à faire de ce dossier un classique de sciences sociales alors même que le discours de ces sciences y est mineur. Autrement dit, ce que produit Foucault avec Rivière, c’est non seulement une attention au moindre mot, au plus minuscule énoncé, mais aussi une certaine éthique de l’écoute de l’autre.

Sans doute n’est-ce donc pas un hasard si au sortir du tunnel de Saint-Cloud, roulant ce week-end de l’été 1975 vers le tournage du film d’Allio, on sait aujourd’hui que Foucault prit en auto-stop un jeune homme de 20 ans. Il se prénommait ni Pierre ni Claude mais Thierry. Thierry Voeltzel devint quelques mois plus tard l’objet et le sujet d’un livre d’entretiens menés par le philosophe. Non, je n’avais pas rêvé, Foucault avait bien rencontré Rivière. •

 ?? Photo Archives René Allio. IMEC ?? Michel Foucault lors du tournage du film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère… (1976) de René Allio.
Photo Archives René Allio. IMEC Michel Foucault lors du tournage du film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère… (1976) de René Allio.

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