Valérie Rouzeau, poèmes en bohème
L’auteure de «Pas revoir» sort «Ephéméride», ensemble de fragments, notes, traductions, correspondances. Rencontre à Nevers avec une poète qui a grandi sur un chantier de récupération, éprise de télescopages verbaux et de mots glanés.
Dans le hall vide de la gare, Valérie Rouzeau cherche sur le tableau des arrivées le train parti de Paris pour Nevers à 9 heures. Le nom de sa «ville de coeur» se prête à bien des détournements, avec ce never, jamais, qui s’y loge. La poète avait donné quelques indications, elle porterait «une casquette et des lunettes John Lennon». Mais elle n’avait rien dit sur les chaussures. Et qu’y a-t-il au bas de l’ample jupe? Deux Doc Martens, l’une rouge, l’autre verte. Elle dit qu’elle hésitait entre les deux paires, increvables depuis seize ans, et que c’était une solution à l’indécision. Vive la vraie bohème ! D’emblée on se sent à l’aise avec cette auteure de 52 ans, «phare de sa génération de poètes», comme le dit son ancien éditeur du Temps qu’il fait, Georges Monti. «Elle a inventé quelque chose d’unique», ajoute-t-il, relayant ce qu’écrivait le poète André Velter, ancien patron de la collection Poésie/Gallimard, à la sortie de Va où, en 2002. «En poésie, une voix nouvelle, ce n’est pas rien. Une voix vraiment nouvelle qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se reconnaît au premier signe, au premier souffle, que l’on entend une fois pour toutes, et à chaque fois une fois pour toutes, comme personne.»
Velter avait fait paraître son article dans le Monde, peu avant le Marché de la poésie, place Saint-Sulpice, à Paris. Valérie Rouzeau était lancée. Elle écrit des paroles pour le groupe Indochine. Pas revoir (1999) s’est vendu à 10 000 exemplaires et a été traduit dans plusieurs pays. Mais le monde de la poésie n’est pas celui des romanciers à succès. Vivre de son écriture est une gageure sans cesse renouvelée et les temps sont durs.
Son dernier livre, paru juste avant le confinement, ouvre l’arrière-boutique d’une vie de poète qui a choisi la liberté du non-salariat et les privations qui vont avec. Deux ans après Sens averse, publié également à la Table ronde, Ephéméride est un recueil de «miscellanées». Valérie Rouzeau, «hypermnésique», accole dans un joyeux désordre temporel des vers, des traductions, des notes, des correspondances. On y retrouve sa marque de fabrique : les télescopages verbaux, les homophonies, les fragments glanés à la volée, les emprunts à d’autres écrivains, «mes mots des autres». Elle parle aussi des passages à vide, de la dépression, et de l’hospitalisation de son compagnon, Vincent, dit «le colibri». Le besoin d’écrire apparaît à la fois urgent, fragile et vital. «Nevers, 20 octobre 2019 /Aujourd’hui je n’ai pas perdu mon temps quand je suis restée immobile une heure peut-être debout au fond de la cuisine à observer les moineaux à la mangeoire : joie à leur “tchip”, leur chamaille, et leur appétit ! Il pleut, pleut, pleut. Le tonnerre a grondé plusieurs fois de l’autre côté de la Loire. Je voudrais écrire un poème…»
Chez elle, dans le centre historique, elle prépare une salade, dos tourné à un buffet bleu. Un mot envoyé par un ami y est accroché : «Travail, famine, pâtes, riz». «C’est mon écritoire.» Elle travaille debout ; s’asseoir à une table lui paraît incongru, réservé à la traduction. Elle a transposé en français la poésie de William Carlos William, de Sylvia Plath et de son mari Ted Hugues, poète attitré de la reine d’Angleterre. Peut-être est-ce cela qui lui fait dire qu’elle aurait aimé à une époque devenir poète officielle de la SNCF, parce qu’elle a «des poèmes de trains à n’en plus finir». Elle lance ça d’un air très sérieux, mais l’humour chez elle retourne tout, comme le changement de direction inattendu d’un vol d’oiseau. Dans la cour pavée ensoleillée, des zinnias rapportés du marché attendent d’être plantés. Sur le lit aux draps rouges, dans la dépression formée par un ressort qui a lâché, le chat Carbone dort en rond. Sur les tranches des étagères qui portent ses livres, elle a copié à la main des vers de poètes aimés. Elle montre un cahier du poète Christian Bachelin dont elle est la légataire universelle, puis ressort d’une pièce avec un beurrier transparent. Il contient le corps d’une mésange charbonnière trouvé il y a deux ans dans le grenier ; le jaune et le bleu du plumage ont gardé toute leur luminosité. L’oiseau s’est desséché, est intact. «C’est ma sainte Bernadette», dit Valérie Rouzeau, une allusion à la dépouille non corrompue de la canonisée pyrénéenne, qui repose dans sa châsse de verre, non loin de là, chez les soeurs de Nevers.
Vous êtes née dans une famille de récupérateurs du Cher, une origine sociale peu commune dans le milieu littéraire… Mon père était un homme doux et gentil dans un métier dur. Il ne disait pas qu’il était ferrailleur ; c’était plus large, il recyclait les métaux, les carcasses de voitures, mais aussi tout ce qu’on jette et qu’il faut recycler. C’était un petit intermédiaire qui bossait quinze heures par jour et qui ne gagnait pas sa vie. Il était payé au poids du papier, au cours du carton, parfois c’était désastreux. Mais quand il récupérait des cartons à la sortie des supermarchés, il ramassait de la nourriture invendue, par exemple une série de pintades, et ma mère les congelait. On n’a jamais manqué de nourriture, jamais. Pourtant on était nombreux. Mes parents m’ont eu à 17 ans, je suis l’aînée de sept, mon père voulait une grande table. Le monde de la poésie a longtemps été considéré comme élitiste, mais j’ai grandi dans cette famille de récupérateurs, loin de tout, et j’arrive à vivre avec l’écriture, c’est de la survie parfois, ça veut bien dire que des choses ont bougé.
Votre enfance est très présente dans vos poèmes, elle a été heureuse ?
Oui, on habitait dans un village, on avait de la place, des animaux. On avait même un cheval, Oscar. Il était destiné à l’abattoir, c’était une rossinante, il était adorable. Un jour ma mère a dit à mon père : «Chéri, j’ai toujours eu un rêve.» «Ben oui, il a répondu, c’était de te marier avec moi.» «Non, un autre rêve, avoir un cheval.» Il était au pied du mur, Oscar était déjà acheté, il a dit oui, c’est dire comme mon père était cool. Oscar a vécu pendant dix ans, il était bien chez nous. Chacun avait son animal. Moi, j’avais un petit coq blanc qui chantait dans mes bras, je l’ai eu tout petit, on l’appelait «Cioq» : les Berrichons, ils mettent des i partout. C’était une belle enfance… mais on était sales et indisciplinés, à cause du chantier de récupération. Une année, on a eu une estafette qui ne roulait plus, notre père a dit «celle-là, je ne la compresse pas, c’est votre cadeau de Noël». Qu’est-ce qu’on a pu se marrer dans cette estafette ! Il pleuvait dedans mais c’était notre cabane, parmi toutes celles qu’on pouvait se construire, entre les palettes et les piles de pneus. On avait toujours les genoux en sang, et c’était dangereux : Frank, c’est mon frère numéro trois, a failli perdre son pied. Dans Ephéméride, vous affichez des positions antimacronistes. Vous êtes engagée politiquement ?
Non, mais avec des années et des années d’interventions dans les écoles en Seine-SaintDenis et après avoir vu la misère de près, je me suis rapprochée du Front de gauche. En 2012, sans être encartée, j’ai tracté, participé à des petites actions. J’ai un ami qui me dit «Valérie, t’es chiante, t’es trop gauchiste». Je ne suis pas gauchiste, je suis idéaliste, et mon coeur bat à gauche. J’aime beaucoup François Ruffin, c’est mon chouchou, j’ai une admiration sincère. En plus, il est gaucher et du signe de la balance, il a tout pour me plaire, la balance c’est le signe de la justice et il est gaucher comme moi.
Outre vos livres, vous gagnez votre vie en donnant des lectures, en animant des ateliers d’écriture dans les écoles, les prisons. Comment ça se passe ?
Je peux donner une phrase pour démarrer, par exemple j’aime bien «je suis un vaste et pauvre type» de Christian Bachelin. Parfois c’est difficile, je lis un texte et je vois des gamins qui sont en train d’envoyer des textos, ce n’est pas évident à vivre, même si les profs disent «faites pas gaffe, en fait ils vous écoutent». Un jour, c’était à La Courneuve, Saïd, un lycéen de seconde a voulu m’accompagner au tram, il m’a dit, «merci madame de ne pas nous avoir servi du slam», il adorait Paul Verlaine. Saïd avait compris que le slam, il l’avait déjà et que moi je venais pour apporter autre chose. J’ai travaillé essentiellement dans des zones d’éducation prioritaire. Ces élèves-là, ils n’ont rien ; chez eux, il n’y a même pas la langue française dans certains cas. Mais qu’est-ce qui dit que parmi ces petits il n’y en a pas un qui va nous pondre un truc, on sait pas, on sait jamais. Il n’y a pas de gens qui ne sont rien.
Comment ça s’est passé avec le confinement ?
Du jour au lendemain j’ai perdu tous mes revenus, et j’ai eu une menace d’expulsion, envoyée par l’agence immobilière. Tu as le coeur qui se met à battre, quand tu reçois une lettre comme ça. Tu te dis «zut, je perds tous mes revenus, mais j’y peux rien, je peux pas improviser comme ça, me trouver un boulot». Finalement le propriétaire m’a offert un mois de loyer pour cause de Covid-19. Ça s’est retourné comme il faut. Et la Société des gens de lettres m’a versé de l’argent.
Vous apparaissez dans Poèmes à dire. Une Anthologie de poésie contemporaine francophone de Poésie /Gallimard. Comment travaillez-vous cette oralité ?
J’ai grandi avec Robert Desnos et j’ai commencé à écrire des poèmes dès le cours élémentaire. Je n’ai toujours écrit que de la poésie, c’est lié à l’enfance, aux syllabes, à la musique, au rythme. J’ai toujours de quoi noter, sur moi, soit dans mes poches, soit dans mon sac. Donc je chipe, je saisis des mots à la volée, et je remercie les gens à la fin de mes livres. Je relis beaucoup à voix haute et si ça passe, je garde, sinon je jette. Moi, si je ne peux pas assumer, je ne peux pas publier. Quand on publie, on est dans le partage, l’échange, et donc si tu trouves que ce n’est pas bon, tu ne peux pas le publier légitimement, même si tu te trompes. Mais ça c’est une autre histoire et je ne crois pas que je me trompe beaucoup, parce que j’arrive à me relire comme si j’étais une étrangère. •
Valérie Rouzeau Ephéméride La Table ronde, 144 pp..16,50 € (ebook : 11,99 €).
«J’ai grandi avec Robert Desnos et j’ai commencé à écrire
des poèmes dès le cours élémentaire. Je n’ai toujours écrit que de la poésie, c’est lié à l’enfance, aux syllabes, à la musique, au rythme.»