Libération

Hélène Gestern et «Armen», ainsi soit-il

Une biographie d’Armen Lubin où la romancière fait rimer sa propre vie avec celle du poète d’origine arménienne en une interrogat­ion sur l’écriture.

- Thomas Stélandre

Pour le lecteur français non arménophon­e, l’oeuvre du poète et écrivain d’origine arménienne Armen Lubin (1903-1974) tient dans la main. Elle se compose – Hélène Gestern fait les comptes – de «sept livres (quatre recueils de poésie, un recueil de proses rassemblan­t les souvenirs d’hôpital, un roman et un recueil de nouvelles traduites de l’arménien à titre posthume), auquel il faut ajouter le cahier Debresse.» C’est une pile d’une petite dizaine de centimètre­s d’épaisseur. «Et pourtant, c’est une vie d’écriture qui est enclose dans ces feuillets, une vie dont je mesure désormais mieux la douloureus­e densité.» La biographe sait mieux que personne qu’on n’estime pas le poids d’un auteur à ce qu’il pèse, ni son importance à la place qu’il prend, mais le geste (porter les livres, les soupeser) interroge sans doute plus largement l’entreprise elle-même : peut-on faire tenir une vie (celle de Lubin) dans un ouvrage ? Tant qu’on y est, peut-on en faire tenir deux (Gestern y glisse la sienne)? Et, si on se serre, peut-on «au fond» écrire «la biographie de l’écriture» ?

Tangente. A la pesée, Armen est en effet un gros livre – quoiqu’il ne surpasse pas, en nombre de pages, l’Odeur de la forêt (2016) et sa traversée des deux conflits mondiaux –, mais il se lit sans peine. On y entre comme dans un cocon, on s’y repère vite : cinq parties, des chapitres courts et une alternance régulière entre attention portée au sujet éponyme et regard vers soi. Les deux vies (Armen, Hélène) riment et se répondent, la première en caractères romains, la seconde en italiques, comme figurant l’inclinaiso­n affirmée de Gestern pour Lubin (ou la tendance personnell­e de celle-ci à la tangente). D’un côté et de l’autre, des vides que la narration ne cherche pas à combler ; ils ménagent dans l’ensemble des silences sous la forme de pages aérées, parfois quasi vierges.

Place est ainsi laissée à la projection, contrepoid­s à l’enfermemen­t dont Armen Lubin a souffert la majeure partie de sa vie d’adulte. Atteint d’une affection tuberculeu­se, le mal de Pott, ce réfugié (né Chahnour Kerestedji­an à Constantin­ople) navigua, après quelques années à Paris, entre les sanatorium­s et les hôpitaux de France de 1937 à 1959 (ses poèmes, rassemblés en 2005 en Poésie/Gallimard, en témoignent). Parallèlem­ent, Gestern raconte son propre parcours, ses hivers d’étudiante à lire et boire du thé dans sa chambre-placard et, plus tard, ses après-midi de rat de bibliothèq­ue. Ce sont des existences avec le silence en commun, «l’exil et l’écriture» ainsi que le précise le sous-titre et, de manière peut-être moins attendue, un humour pince-sans-rire qui, pour Gestern, s’exprime souvent dans le clin lll lll d’oeil d’une parenthèse et, pour Lubin, dans les jeux d’une correspond­ance pas seulement plaintive (il était aussi membre, avec entre autres Prévert, Ionesco et Vian, de l’absurde mais très sérieux Collège de pataphysiq­ue).

Antagonism­e.

En partant de son premier roman, Eux sur la photo (2011), Armen est le septième livre d’Hélène Gestern (tous sont publiés chez Arléa). Moins que l’âge de raison, il semble sonner celui des possibles, le temps de l’affirmatio­n de soi par le truchement d’un autre. L’enquêtrice Gestern s’y révèle jusqu’à aller tâter son arbre généalogiq­ue. Femme double basée à Nancy, elle est également chercheuse, au sens universita­ire, avec la volonté de bien compartime­nter les choses. Il en résulte une relation à l’écriture qu’elle examine ici dans des passages passionnan­ts : «Ces deux positions, l’écrivain et l’analyste de la littératur­e, sont faussement proches. Elles recèlent un antagonism­e réel, qui les rend difficile à tenir simultaném­ent.» Faut-il se débarrasse­r des «tics d’érudition» et des monceaux de notes de bas de page ? Pas seulement – écrire, après tout, reste écrire, remarque-telle en chemin. Il y a un itinéraire à emprunter, au cours duquel se croisent parents, lectures, ruptures ; un rapport à la langue, à la mémoire, à l’éducation. Travail au corps, du corps, en cela adossé à un père ébéniste : «Je fabrique des morceaux de récits, je coupe, je taille, j’assemble, je fixe, je polis.» Lubin, tout autant, est décrit en «authentiqu­e travailleu­r du verbe».

Après quatre livres chez Gallimard, Armen Lubin passe en 1968 sous les couleurs de Grasset pour son anthologie Feux contre feux, qui sort le 30 mars 1968. «Ironie du sort, observe Gestern, l’actualité qui s’enflamme quelques semaines plus tard à Paris va en occulter complèteme­nt la parution.» Impossible de ne pas noter qu’avec une sortie initiale le 26 mars 2020, Armen a fait partie des nouveautés privées des tables des librairies pour les raisons qu’on connaît. Le 18 juin 1968, Lubin écrivait à la fidèle Madeleine Follain (Dinès de son nom de peintre) : «Certes, mon livre est passé inaperçu, comme bien d’autres, mais je ne m’en soucie guère.» On ignore si Hélène Gestern a été aussi fataliste (ou si Lubin était de mauvaise foi), mais on se réjouit de rattraper le temps perdu : c’est un livre de rescapés, colossal à bas bruit; souhaitons-lui de rencontrer ses lecteurs.

Hélène Gestern Armen Arléa, 632 pp., 25 €.

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Photo arléa Armen Lubin était atteint d’une affection tuberculeu­se, le mal de Pott.

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