Libération

Papa est en braquage d’affaire

Dans «Bandit» l’Américaine Molly Brodak fait le récit autobiogra­phique de sa vie avec un père gangster. A la fois dramatique et hilarant.

- Virginie Bloch-Lainé

Certains hommes, sous prétexte d’aller acheter un paquet de cigarettes, ne rentrent jamais chez eux, ou bien reviennent mais longtemps après, à la façon d’Yves Montand, père et amant débordé de Tout feu, tout flamme, le film de Rappeneau. D’autres, comme le père de Molly Brodak, le héros de Bandit, disparaiss­ent mystérieus­ement quelques minutes avant le repas, puis les revoilà, souriants, les bras chargés de fruits tout juste dérobés qu’ils offrent à leur bien-aimée, laquelle ignore tout de leur larcin. C’est l’amour en fuite, et l’issue est rarement heureuse. Sous-titré «Mémoires d’une fille de braqueur», le récit autobiogra­phique de Molly Brodak est sorti en France en juin, trois mois après le suicide de l’auteure, à 40 ans. Etre la fille d’un cambrioleu­r peu gentleman, d’un menteur, d’un être imprévisib­le, c’est difficile. Molly Brodak dresse le portrait de son père sans le juger. A quoi bon? Les faits parlent d’eux-mêmes. Le texte n’est pas froid pour autant, tant l’auteure se montre subtile et douée d’humour.

Valse.

Son père était parfois magnifique. Il «savait vous changer les idées» d’un coup de baguette magique : «Jamais il ne laissait la mauvaise humeur l’emporter. Il s’appropriai­t tout ce que la colère vous poussait à dire et le répétait jusqu’à ce que ça devienne drôle.» Il prenait sa femme, la mère de l’auteure, par la taille et la faisait valser dans la cuisine.

Dans les premières années, il lui déclarait son amour avec un regard «franc». Pourtant, quand il l’a rencontrée, il était marié à une autre et père d’une enfant de 4 ans. Molly Brodak : «Vous voyez, c’est ainsi que mon père devint mon père –on l’a volé à une autre famille.» Bandit raconte des histoires graves, les élans colériques du père, la dépression de sa mère, sans jamais se départir d’une ironie tendre, forme de politesse et signe de sensibilit­é. Un remarquabl­e esprit d’analyse caractéris­e les pensées et les intuitions d’enfant de Molly Brodak, qui provoque chez le lecteur l’admiration et l’émotion. «On sous-estime, je pense, la vitesse à laquelle les enfants peuvent comprendre comment se comporter avec des adultes afin de survivre.» Et elle écrit aussi qu’une bonne stratégie pour supporter un environnem­ent instable et menaçant consiste à «se faire toute petite».

Ce père, dont Molly Brodak ne cite pas le prénom, a vécu dans le Michigan, mais il était né en août 1945 en Allemagne, dans un camp créé «pour les survivants tout juste libérés des camps de concentrat­ion nazis». Ses parents étaient polonais et avaient été soupçonnés, à tort, d’être des «partisans». En 1951, ils débarquent à Ellis Island et partent immédiatem­ent vers Detroit. En rentrant de la guerre du Vietnam, le père de l’auteure est engagé chez General Motors comme outilleur. A cette époque, Detroit, déclaré en faillite en 2013, a déjà entamé son déclin. Le père vole des pièces détachées de voitures, puis une «bagnole» entière. Il entretient avec le jeu une dépendance forte, et s’endette.

Pour éponger ses ardoises, il a une brillante idée : faire de sa femme une mère porteuse, puisqu’un bébé ainsi couvé rapportera­it 10000 dollars. Telle une somnambule, la mère accepte de remplir ce rôle, mais un concours de circonstan­ces sordides en empêche la réalisatio­n.

«Super Mario».

Lorsque Molly Brodack a 13 ans, son bandit de père a perdu son emploi, lui et sa femme ont divorcé, Molly vit avec sa mère, tandis que sa grande soeur est restée avec son père. Il choisit ce moment pour braquer onze banques, avec un pistolet en plastique. La fausse moustache et la casquette qu’il arbore pendant les opérations lui valent de la part du FBI le surnom de «Super Mario» : «Comment l’arrestatio­n de mon père pouvait-elle être atroce et hilarante en même temps ?»

Suivent d’autres scènes hilarantes grâce à la plume de Molly Brodak : les séances qu’elle subit chez une psychologu­e complèteme­nt idiote. Molly Brodak était poète, publiée par d’excellente­s revues américaine­s, Granta notamment. Bandit est son premier, et donc son unique récit. Son père n’en est pas le seul sujet. Il est aussi question, avec une acuité exceptionn­elle, de la nature des relations que nous tissons : «On persiste, même si ça coûte cher.» «Lectrice vorace», Brodak s’amusait de la façon dont le sens des mots et des situations peut échapper à ceux qui les emploient et les vivent. Lorsque sa mère apprend qu’elle écrit un livre sur l’histoire de son père, elle s’inquiète auprès de Molly de la réaction qu’adoptera son ancien mari : «Je ne veux pas qu’il te pourrisse la vie, c’est tout. J’ai éclaté de rire.»

Molly Brodak

Bandit. Mémoires d’une fille de braqueur

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jakuta Alikavazov­ic. Editions du Sous-sol, 272 pp., 22 € (ebook : 15,99 €).

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Photo famille Molly brodak Molly Brodak (1980-2020) et son père.

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