Garanti sur fracture
Samir Aït-Saïd Transporté par son rêve d’or olympique, le gymnaste a su se remettre d’une grave blessure.
Comme souvent avec Samir Aït-Saïd, le recalibrage a été presque instantané. «Dès qu’ils ont annoncé la nouvelle date des Jeux olympiques, mon cerveau était reparti», raconte le gymnaste avec une lueur enfantine dans l’oeil. Pas le choix. Au niveau de la porte d’entrée de sa maison d’Antibes, un triplex compact niché dans un lotissement à dix minutes du centre-ville, on trouve une inscription : «De l’or et rien d’autre.» Le programme est clair, il est établi depuis quatre ans, depuis toujours.
En 2016 à Rio, Samir Aït-Saïd avait raté son rendez-vous olympique. L’image, atroce, avait fait le tour des télés mondiales : alors qu’il venait de se qualifier pour la finale du concours des anneaux, il manque sa réception après un double salto au saut de cheval. «Une erreur technique.» Résultat : «La jambe en “Z”», une fracture ouverte tibia-péroné à faire pâlir plus d’un chirurgien orthopédiste. Dans le gymnase ce jour-là, concurrents, entraîneurs, spectateurs, tout le monde est en larmes. Lui, la tête entre les mains, le rêve olympique éteint en un quart de seconde.
A l’hôpital pourtant, la légende veut qu’il ait prophétisé, dans un demi-sommeil anesthésié : «Je gagnerai à Tokyo !» Le lendemain matin, un clou long comme une batte de base-ball et trois vis dans la jambe, Aït-Saïd est déjà debout, en déambulateur. Pas d’atermoiements. Sa rééducation express sera immortalisée dans un épisode de la série documentaire de Canal + Intérieur sport. On y voit Aït-Saïd se remettre d’aplomb en un temps record, comme si la blessure était un adversaire à réduire en miettes, tout en terminant ses études de kiné. Treize mois après Rio, il est de retour entre deux anneaux à Bercy, diplôme en poche. «Je pars du principe qu’une blessure, soit elle te dégomme la tête, elle te plombe psychologiquement, soit elle t’endurcit. C’est là que tu vois si le mec est vraiment motivé ou pas.»
Motivé, lui l’est assurément : en octobre dernier, il réalise à 29 ans son tout premier podium mondial. Encore une fois, pas le choix : c’était sa dernière chance de se qualifier pour les Jeux. S’il y a concouru sur trois agrès, sol, saut et anneaux, c’est avec ces derniers qu’il a décroché une médaille de bronze et qu’il réalise généralement ses meilleures performances. Dans cette discipline, un jury apprécie la capacité du gymnaste à réaliser un enchaînement de figures tenues pendant trois secondes (en planche, ou bras tendus tête en bas), à 2,75 mètres de hauteur, et à se réceptionner sans fioritures.
Alors qu’on s’interrogeait sur la part esthétique nécessaire au bon résultat, Samir Aït-Saïd nous arrête tout de suite : «Ouh là, je suis pas quelqu’un de gracieux déjà. Moi, je suis plutôt connu pour être brut de décoffrage. Les gens ne se disent pas : “Tiens, il est beau à regarder.” Ils diront plutôt : “Regardemoi ce bourrin”.» Avec ses bras musculeux et ses épaules noueuses, il aborde chaque épreuve en boule de flipper, comme une décharge d’énergie méticuleusement assénée. Répétition, automatisation, la performance tient aussi de la mécanique. On sera témoin de son inlassable minutie quand, en short dans sa piscine, il se pliera pendant quarante-cinq minutes à toutes les volontés du photographe. «Faut que ce soit nickel.»
Le confinement n’a pas été une expérience transcendantale pour cet hyperactif extraverti «pas du tout casanier» : il a dû stopper net un calendrier de journées blindées d’entraînements du soir au matin. «J’étais lancé sur l’autoroute des Jeux.» Au lieu de cela, il s’est révélé bricoleur, aménageant une salle d’entraînement de fortune dans le jardin de ses voisins nonagénaires, tout en se plongeant dans de fiévreuses parties de Uno, jeu de société dont il possède pas moins de trois versions (classique, Extreme, Flip). Il prévient même : «Je suis meilleur au Uno qu’en gym.»
Depuis la mi-mai, il a repris la route de l’entraînement, notamment en pratiquant la boxe, son défouloir de prédilection. C’est d’ailleurs par la bagarre que tout a commencé. Durant son enfance à Champigny-sur-Marne, son père chauffeur de bus et karatéka emmène un jour le gamin turbulent au
gymnase pour l’inscrire à un sport de combat, histoire de le canaliser. Sur le chemin du dojo, le petit Samir n’ira pas plus loin que le trampoline. La machine est
lancée : plutôt que d’enfiler un kimono ou des gants,
Samir Aït-Saïd fera des saltos au Pôle France d’Antibes à l’adolescence, puis à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance
(Insep) à la majorité, avant de revenir, il y a trois ans, sur la Côte d’Azur auprès de son entraîneur et ami, Rodolphe Bouché. Une vraie «relation de couple», selon le coach, qui loue la densité musculaire hors-norme et le mental de «combattant» de son champion, «parfois chiant mais surtout très attachant».
Sa compagne, Sandy, fait aussi dans la castagne, en ancien espoir du taekwondo désormais infirmière. Ils se sont rencontrés à l’Insep, le centre d’excellence du sport français marqué récemment par une affaire de tags racistes. L’histoire l’a «chagriné», lui, le petit-fils d’immigrés kabyles nostalgique de l’idéal de mixité durant son temps là-bas et qui n’a jamais connu de discriminations dans le sport. S’il se déclare loin de la politique («joker !»), il s’interroge sur les violences policières, se remémorant un autoritaire contrôle de police début 2019 durant lequel il avait gardé son calme, alors qu’il se rendait à l’enterrement de son père.
En enfant de France 98 idolâtrant Zidane et son exigence sportive supérieure, il a été élevé au «Black-Blanc-Beur» : «Je ne vais pas dire que je vis dans le monde des Bisounours, mais que tu crois en Allah, Bouddha ou Maurice Greene… Chacun fait ce qu’il veut.» La veille, cet expert de la série H («je connais toutes les répliques par coeur, je suis un gogol») est allé se marrer au cinéma devant Tout simplement noir. Samir Aït-Saïd est un joyeux bateleur pour ses neveux qu’il baby-sitte souvent, «des petits trucs qui te retournent une baraque».
Son meilleur souvenir de kiné fut d’ailleurs son expérience en pédiatrie à l’hôpital de Montfermeil. Cette carrière parallèle, il a dû la stopper l’an dernier pour privilégier le sport : ce fut compliqué financièrement, mais ça va mieux aujourd’hui assure-t-il, avec le soutien de ses sponsors. Il a prévu de reprendre cette activité de praticien une fois retiré des agrès. Epris au dernier degré de l’idéal olympique et de son rôle de représentant de la France, Aït-Saïd ne s’imagine pas terminer autrement qu’en triomphe aux Jeux de Paris 2024. D’ici là, il le sait d’expérience, il devra s’adapter à tous les aléas : «D’un point A à un point B, c’est rare que la route soit en ligne droite. Mon parcours, il a des zigzags, des bifurcations à droite, des sens interdits, des changements de sens. Un peu comme au Uno, finalement.» •