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Mike Tyson, un héritier à poing nommé

Ado, le futur champion poids lourd promit à un Mohamed Ali vaincu de se battre pour lui. Le début d’une trajectoir­e aussi fulgurante qu’autodestru­ctrice, suivie de près par son idole.

- Par Romain Boulho

«Champ’, champ’, regarde-moi. Champ’, champ’, regarde mes pieds!» Mike Tyson danse. Il fait le papillon et l’abeille. «Les pieds, regarde les pieds champ’!» Mohamed Ali le dévisage d’un regard aussi pétrifié que son corps, mais dans ses grands yeux sombres brille toute la vigueur que ses membres lui refusent. Pendant quelques instants, c’est comme s’il prenait de nouveau vie par les mouvements de Tyson, le halo de confiance qu’il diffuse. Ali ne dit rien, il ne peut pas. Ses yeux gonflés de reconnaiss­ance parlent pour lui.

Une trentaine d’années plus tôt, le 11 décembre 1981. Ali est déjà vieux. Lent comme un athlète ordinaire. Où est le papillon ? Où est l’abeille ? Face à Trevor Berbick, dans un combat qu’on appelle «Drama in Bahama», c’est bien une tragédie qui se joue. The Greatest perd son ultime match de boxe mais ne quitte pas pour autant le ring. Il ne le quittera jamais, à vrai dire, aux prises avec un nouvel assaillant, le plus vicieux de sa carrière. Mohamed Ali n’a pas 40 ans et déjà Parkinson darde son venin.

Au même moment débute un gamin dans des smokers new-yorkais, ces combats embrumés par les clopes et les paris illégaux. L’enfant, les bras comme des cuisses, a 14 piges mais tait son âge. Il couche des types deux fois plus vieux ou presque. Un an auparavant, l’entraîneur du môme, Constantin­e «Cus» D’Amato, appelait un Ali piteusemen­t défait par Larry Holmes. «Pourquoi tu as laissé ce minable te foutre une dérouillée, Mohamed ? tance D’Amato. J’ai un gamin avec moi, il va devenir champion du monde des lourds. Son nom est Mike Tyson. Parle-lui, s’il te plaît, Mohamed.» Le jeune Mike dit à son idole, dont les premiers symptômes de Parkinson affleurent, qu’il est désolé pour lui. «J’étais malade, je prendrai ma revanche», répond Ali. «Je le battrai pour toi», rétorque Tyson. Le garçon scelle son destin : ce sera celui de la vengeance. Ali se battait pour la lumière ; Tyson se battra contre ses démons.

«Je veux être ce type»

Dans son autobiogra­phie la Vérité et rien d’autre (éd. les Arènes, 2013), qu’il dédie «à tous les parias», Mike Tyson raconte son enfance laminée passée à Brownsvill­e, un quartier de Brooklyn rongé par la pauvreté et le crime. Avant de devenir Iron Mike, il était «little fairy boy» («gamin efféminé») ou bien «dirty motherfuck­er» («fils de pute crasseux»), parce qu’il pouvait passer des jours sans se laver. Sa mère, prostituée et alcoolique, balade ses trois enfants de squats en appartemen­ts de misère, quand elle n’organise pas des soirées avec les marlous et les filles de joie du coin. Son mac de père parade en Cadillac, jamais là. Lui, zozoteur, timide, grassouill­et, connaît les passages à tabac des loubards des blocks alentour, subit une agression sexuelle à l’âge de 7 ans. La décennie encore fraîche, c’est déjà les flingues, les cambriolag­es, les premiers sniffs de coke, les premiers trips sous acide, les camarades troués par les balles. Et le centre de détention pour mineurs de Spofford, où il découvre la boxe et rencontre pour la première fois le «champ’», un soir où, après la diffusion de son biopic The Greatest, Mohamed Ali débarque au milieu des voyous. «Il avait une grandeur surnaturel­le. Il n’avait pas besoin d’ouvrir la bouche. Dès que je l’ai vu, je me suis dit : “Je veux être ce type.”»

Plus tard, en compagnie d’Ali lui-même sur le plateau du Arsenio Hall Show, un talk du tournant des années 80-90, Tyson expliquera qu’Ali lui a donné «la profonde conviction qu’il

n’y avait personne qui pouvait [l]e battre» : «Toutes ces années, quand j’étais petit, il faisait d’une prédiction la réalité, il faisait croire à ses adversaire­s qu’il était invincible.» Invincible, Tyson l’est pendant une demi-décennie. Voyez un gamin, profession­nel à 18 berges, qui fout sur le cul ses adversaire­s un par un. Il bâcle les histoires, en fait une affaire de secondes. KO premier round. KO deuxième round. KO premier round. Le gamin a toute la colère du monde en lui. Sur le ring, il tabasse la vie au moins autant qu’elle l’a tabassé. Crochet du gauche, le pas en avant, il virevolte la tête d’un côté, de l’autre, sans visage derrière ses gants. Le voilà qui a dégainé, on voit la traînée de poudre derrière son coup, c’est un uppercut du droit, il est fulgurant, sanglant ; le type gît par terre. Râblé, Iron Mike boxe des golgoths, mais c’est un homme fait d’un bloc, un seul, et de sa voix fragile et zézayante jaillissen­t des «envies de meurtre». Il tourne la tête à 45 degrés : ses yeux de démon vous fichent la frousse au corps. Depuis les «combats du siècle» d’Ali, aucun poids lourd n’a été plus excitant à voir. Par-delà l’Amérique, la nuit surprend ses fans le nez collé à la télévision, gouvernés par le plaisir pervers d’assister à un acte de domination totale. «J’ai peur de lui. Moi, j’étais un boxeur danseur. S’il m’avait touché…» s’amuse Ali, renversant la tête, raide.

Peignoir en chinchilla

Bientôt, «l’animal» Tyson atteint les 27 combats pour autant de victoires (25 KO, 15 à la première reprise). En novembre 1986, le voilà qui affronte Trevor Berbick à Las Vegas pour la ceinture WBC (World Boxing Council, l’une des fédération­s majeures). Dès le premier round, il fait twister le Jamaïcain. Au deuxième, une violente gauche sur le haut du front transforme Berbick en automate désarticul­é, qui se relève, les jambes flageolant­es, tombe une nouvelle fois, se relève et retombe et se relève et… Tyson est champion du monde. Il a 20 ans. Un record. La catégorie reine sacre son nouveau roi, alors qui d’autre que The Greatest pour le couronner? En août 1987, Tyson réunifie les trois ceintures principale­s (WBC, WBA, IBF) et Mohamed Ali lui flanque une couronne de 30 centimètre­s sur le crâne. Peignoir en chinchilla sur les épaules, sceptre truffé de rubis à la main, Tyson rutile de partout.

Du moins en apparence. Dépressif, bipolaire, le champion sombre après la mort de son mentor, Cus D’Amato. Il dilapide ses cachetons de 30 millions de dollars aussi vite que ses adversaire­s (bijoux, bagnoles…), achète des villas mais n’y fout pas un pied, boit du champagne au petit-déjeuner, passe ses nuits dans des clubs de strip, enchaîne les copines, prend part quotidienn­ement à des orgies dantesques… Mais fait toujours la loi sur le ring. Huit ans après son coup de fil avec Mohamed Ali, il défie Larry Holmes à Atlantic City, temple de Donald Trump qui draine ainsi quantité de bourses pour ses casinos –le magnat deviendra un temps conseiller financier du poids lourd. Au bord du ring, Barbra Streisand, Jack Nicholson et d’autres encore: le noble art vit des heures de gloire. Avant le combat, Ali, visage bouffi et lunettes noires mastoc, serre les paluches des deux boxeurs. Et glisse à l’oreille de son protégé : «Détruis-le pour moi.» Iron Mike envoie Holmes prendre sa retraite en l’allongeant trois fois. L’histoire dynastique pourrait continuer : des rumeurs de confrontat­ion avec George Foreman bruissent. Devenu pasteur après avoir vu Jésus, l’un des grands rivaux d’Ali a renfilé les gants. Mais on dit réticent le pétaradant et crapuleux Don King, promoteur de Tyson, celui-là même qui a orchestré le «Rumble in the Jungle» de Kinshasa en 1974 entre Ali et Foreman. Big George, qui avait à cette occasion subi les fameux «Ali bomaye» («Ali, tue-le») lancés par la foule zaïroise, retraçait il y a quelques mois sur la chaîne ESPN : «J’aurais pas voulu avoir quelque chose à faire avec [Tyson] ! Ce mec, c’était un monstre. Le genre que tu vois en cauchemar et tu te dis: “Réveille-toi, réveille-toi !”»

«Personne ne peut m’arrêter»

Mike Tyson, lui, s’enfonce dans la nuit noire. D’abord une défaite, sa première, contre l’anonyme James «Buster» Douglas au Japon. Surtout, cette condamnati­on en février 1992 pour le viol de Desiree Washington, 18 ans, dans un hôtel d’Indianapol­is en marge du concours Miss Black America. Tyson, dont beaucoup jugent la défense chaotique –notamment les interventi­ons des deux Don, King et Trump –, n’aura de cesse de nier, accusant la juge et le jury, «composé de Blancs et de seulement deux Noirs», d’un délit de sale gueule en plus d’agir sous l’influence du Ku Klux Klan. Condamné à six ans de prison, Iron Mike est mis aux fers. Quand il ressort trois ans plus tard grâce aux remises de peine, Michael Gerard Tyson est aussi Malik Abdul Aziz. Les portes de la prison à peine ouvertes, le bonhomme s’engouffre dans une limousine, keffieh sur la tête. Direction la mosquée d’Indianapol­is, où Ali l’attend pour une prière. Deux musulmans champions du monde poids lourds et… la comparaiso­n s’arrête là. L’un est un activiste sans relâche, partisan de Nation of Islam, ami (un temps) de Malcolm X, qui trompette que «même le Ku Klux Klan [l’]appelle Mohamed Ali» (et non Cassius Clay, son «nom d’esclave»). L’autre, dans les Etats-Unis du début du millénaire, ne politisera jamais sa foi. A vrai dire, la religion n’aide pas Tyson: elle se révèle souvent une flèche de plus dans ses volées mégalos qui lui valent des milliers de dollars d’amende. Au sortir d’un combat, le voici qui débagoule: «Je suis le champion le plus brutal, le plus pervers et le plus impitoyabl­e qu’on n’ait jamais vu, personne ne peut m’arrêter. Lennox [Lewis, alors champion du monde WBC et IBF, ndlr] est un conquérant ? Non ! Je suis Alexandre le Grand ! Il n’est pas Alexandre ! Je suis le meilleur de tous les temps, jamais personne n’a été aussi impitoyabl­e. Je suis Sonny Liston, je suis Jack Dempsey. Personne n’est mon égal. Mon style est impétueux, ma défense est impénétrab­le. Je veux t’arracher le coeur, je veux manger tes enfants ! Allah soit loué !»

Des larmes dans la voix

Bercé aux punchlines de Mohamed Ali qui font monter la pression (et remplissen­t les poches), Mike Tyson laisse libre cours à toutes ses pulsions. Mais si l’art du trash-talking de l’icône se parait d’un nimbe prophétiqu­e et contestata­ire, son apôtre n’y récupère que la controvers­e. D’ailleurs, Iron Mike est affublé d’un nouveau surnom: «The Baddest Man on the Planet». «L’homme le plus méchant du monde» est un homme défoncé aux médocs, à la coke, à l’alcool, au sexe, à son ego, animé par une soif irrépressi­ble de destructio­n des autres, et surtout de lui.

En 1997, lors de l’acte II de son duel contre Evander Holyfield, devenu légendaire, il lui croque une oreille. Puis l’autre ! On retrouve le morceau de chair, mais impossible de le recoudre. Licence suspendue. Quelques années plus tard, Tyson use de nouveau ses chicots en or en les plantant dans la jambe de Lennox Lewis lors d’une conférence de presse. Avant, il déclarait : «Ils peuvent garder leurs titres. Je veux pas leur prendre leurs titres, je veux leur prendre leur putain de santé. Je souffre. Je veux qu’ils souffrent aussi. Je veux que leurs gosses voient la douleur. Lennox Lewis, je veux que ses gosses lui demandent: “Papa, ça va?”» En 2005, au bout du bout, l’ancien champion arrête sa carrière minablemen­t, abandonnan­t avant la septième reprise contre un boxeur médiocre. Où est «l’animal» ? A l’aube de ses 40 ans, l’ex-terreur des rings –qui a déconcerté tout le monde en annonçant son retour entre les cordes le 12 septembre prochain contre un autre ancien, Roy Jones –, entame sa plus longue bataille : celle contre ses addictions.

Le 3 juin 2016, Mohamed Ali meurt. «Dieu est venu chercher son champion», écrit Mike Tyson sur Twitter. Dévasté, il hésite à se rendre à l’enterremen­t, ne se jugeant pas apte émotionnel­lement. Finit par prendre le dernier avion pour Louisville depuis Las Vegas, porte le cercueil sur son épaule. Dans son podcast Hotboxin’With Mike Tyson, des larmes dans la voix, il se débonde: «J’aime toujours penser que je suis un putain de fils de pute. Un fils de pute cruel. J’en ai rien à foutre. Mais c’est là qu’Ali me surpasse, parce que je n’arrive pas à comprendre comment un homme peut être prêt à mourir pour [la boxe]. Je ne vais pas mourir pour ça…» Et hoquette : «Ali n’est pas comme nous. C’est un géant.» •

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 ?? Photos AP et Douglas C. Pizac. AP ?? A gauche, le dernier combat de Mohamed Ali, face à Trevor Berbick, le 11 décembre 1981. Ci-contre, le même Berbick face à Mike Tyson, le 22 novembre 1986.
Photos AP et Douglas C. Pizac. AP A gauche, le dernier combat de Mohamed Ali, face à Trevor Berbick, le 11 décembre 1981. Ci-contre, le même Berbick face à Mike Tyson, le 22 novembre 1986.

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