Libération

Emmanuel Carrère, Romand dans le roman

Les grandes figures du journalism­e narratif. Aujourd’hui, comment l’écrivain s’est tourné vers la littératur­e du réel et la nonfiction en s’emparant d’un fait divers pour écrire «l’Adversaire».

- Guillaume Pajot

«Ilyaàl’ intérieur de chacun de nous une fenêtre qui donne sur l’enfer», (le Royaume, d’Emmanuel Carrère, page 432). La phrase fait référence à l’Adversaire et au feu qui dévore Jean-Claude

Romand, condamné à perpétuité pour avoir assassiné ses parents, son épouse et ses deux enfants, au bout de dix-huit ans de mensonge. Le meurtrier prétendait être médecin, un homme strict, économe. En réalité, il zonait et empruntait partout. Quand il partait le matin, tendre et mal réveillé, comme vous, comme moi, c’était pour aller se perdre en forêt. L’Adversaire est le récit impeccable de l’affaire Romand. C’est l’histoire d’un vide qui vous bouffe tout entier, un mensonge après l’autre, sans possibilit­é de retour.

Pendant sept ans, de la tuerie à la publicatio­n du livre (1993-2000), Emmanuel Carrère s’est débattu avec cette histoire vraie. Avant, l’ancien critique de cinéma écrivait des romans. L’Adversaire l’a entraîné ailleurs, vers la littératur­e du réel, un continent qu’il a secoué et qu’il n’a plus quitté depuis. En 2017, le New York Times évaluait la gravité du séisme : «Emmanuel Carrère a réinventé la non-fiction.»

Distance.

L’Adversaire a failli ne jamais exister. Fasciné par ce fait divers (qu’il découvre dans Libération), Emmanuel Carrère envoie à Jean-Claude Romand une lettre soignée, via son avocat, accompagné­e de son dernier livre, Je suis vivant et vous êtes morts, une biographie de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick. Silence radio pendant deux ans. Puis Romand répond enfin. Il a lu la Classe de neige, un roman de Carrère, et semble enthousias­te: «J’ai l’esprit disponible et les idées plus claires.» Sauf que là, c’est Carrère qui est dans le brouillard. Il imagine faire un roman inspiré par De sang-froid, l’enquête de Truman Capote sur deux jeunes tueurs du Kansas dans les années 60. Mais Capote avait occulté tout un pan de l’histoire. Il avait sympathisé avec l’un des meurtriers (ils seront finalement pendus). Capote était troublé, déchiré entre son amitié pour l’assassin et le fait qu’une fin tragique à son récit ne lui déplaisait pas.

Après ça, il n’a plus rien écrit. Pendant des années, Carrère cherche la bonne distance avec son sujet. La difficulté s’éloigne quand il commence à écrire à la première personne du singulier. Il trouve alors sa place dans l’histoire, une place plus transparen­te, plus honnête que celle de Capote. Carrère poursuit une longue correspond­ance avec Romand, lui rend visite, une relation dont il ne cache rien. Lors d’une interview donnée à Paris Match pour la sortie du livre, on lui demande s’il a de l’affection pour l’accusé : «Je ne suis pas indifféren­t, c’est sûr, dit l’écrivain. Mais je ne fais pas partie des gens qui l’aiment.»

Puzzle.

La vie des autres sera la matière de tous ses livres suivants, dans lesquels Carrère sème aussi des bouts de lui-même, comme un puzzle à reconstitu­er. On connaît ses proches (D’autres vies que la mienne), sa crise de foi (le Royaume), son inclinatio­n contrariée pour l’aventure (Limonov), sa vie sexuelle et ses secrets de famille (Un roman russe).

Il y a vingt ans, l’Adversaire a tout changé, en l’obligeant à se révéler. Il hante encore. Dans la nuit du 27 au 28 juin 2019, Jean-Claude Romand, détenu modèle, était libéré sous surveillan­ce après vingt-six années de prison. Le meurtrier avait confié son dossier d’instructio­n à l’écrivain, une pile énorme. On ne sait pas s’il l’a récupéré.

Demain : le reporter David Grann

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Photo Laurent ?? Emmanuel Carrère, en février 2016 à Paris.
Troude Photo Laurent Emmanuel Carrère, en février 2016 à Paris.

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