Rion-des-Landes Maïté, histoire de lard
Avec sa gouaille et ses plats gargantuesques, la cuisinière a crevé le petit écran pendant deux décennies. Et acquis un statut de célébrité nationale sans jamais avoir quitté la petite ville du Sud-Ouest où elle habite toujours.
Il existe une énigme Maïté, et Janette Lamarque ne se l’explique toujours pas. La Marie-Thérèse avec qui elle allait à l’école, ses sabots tapant le sol, fille de résiniers (des métayers récoltant la résine de pin), éphémère comédienne dans la troupe du village – rôle de madame Tagette, receveuse des postes–, la Marie-Thérèse employée de la SNCF deux décennies durant, est devenue star à la cinquantaine. Puis, plus rien à 82 ans. Comme elle l’avait décidé elle-même. Les lumières se sont éteintes sur cette retraitée et du même coup sur sa bourgade des Landes. La tueuse d’anguille la plus célèbre de France, la mémé foie gras de FR3 (la Cuisine des mousquetaires et A table ! entre 1983 et 1999), chaînon manquant entre Joël Robuchon et Top Chef, propriétaire de restaurants à palombes, vit toujours ici, à une adresse secrète. Janette, qui fut fonctionnaire de ville en ville, se souvient de ses retrouvailles avec son ancienne copine. Maïté lui claque une bise : «Tu vois, je suis devenue plus riche que toi sans jamais avoir quitté Rion !»
Garbure
Rion-des-Landes se revendique «ville western». 2 700 habitants. La forêt communale de pins et de chênes-lièges est plus grande que Paris. Une seule grand-rue où l’on passe, vite et sans s’arrêter, la D41 qui borde la voie ferrée. Les camions se prennent pour des Porsche. A l’entrée du bourg, un vestige peint en blanc modeste.
L’ancien resto de Maïté se trouve sur la gauche pour les curistes venus de Dax, à droite pour les curieux de Bordeaux. La star a revendu l’affaire en 2015, deux ans après la mort de son fils unique, Serge. Naguère, les menus ressemblaient à ses émissions : garbure (soupe de chou, vin rouge, confit de canard, jarret de porc), assiette landaise (0 % végétal), caille aux raisins, magret Rossini (du canard dans le canard)… Le repas complet coûtait 29 euros. Françoise Cantel, la nouvelle propriétaire, se justifie : «Nous servons moins de foie gras qu’à l’époque de Maïté, parce que nous voulons rester sur un menu à 14,50 euros. La clientèle se compose surtout d’ouvriers, peu de touristes.» Françoise proclame : «Nous faisons du frais, du bon, un peu d’original. C’est de la bistronomie !» «Chez Maïté» est devenu le «Marco Paulo», référence à Marc et Paul, les deux fils de l’actuelle patronne. La salle a conservé les chaises en paille rustiques sur le carrelage.
Et Maïté ronde et heureuse fait des extras derrière le comptoir. En photo.
Françoise Cantel a repris avec la bénédiction de Maïté
Ordonez. «Elle me disait toujours: “Ça va petite ?” Maïté, quoi…»
Elles ont deux générations d’écart mais un point commun : leur carrière a débuté de l’autre côté de la D41, en face du restaurant. Françoise a travaillé chez MLPC International, filiale d’Arkema, qui fabrique des produits chimiques. Maïté à la gare SNCF. Sur les quais de Morcenx puis ceux de Rion, elle annonçait au clairon les passages de trains. Ainsi, les ouvriers affairés sur la voie pouvaient s’écarter au bon moment. Comme l’«annonceuse» trouvait le temps long, elle installa un petit réchaud et découvrit «la cuisine de ballast». Les collègues, dont Pierrot, son mari, apportaient des trésors sous le manteau, les champignons ou les lièvres. Maïté mitonnait au vin rouge et aux herbes. Le gueuleton avait lieu chaque midi. Le chef de gare se félicitait: «C’est déjà assez couillon d’être pauvre ! Si en plus il fallait se priver !» De là vient l’art de Maïté. La gloire surgit plus tard, en 1983, lorsqu’un réalisateur de documentaire la surprit cuisinant avec la même passion pour l’équipe de rugby de Rion, et lui proposa de passer à la télé.
La gare a fermé : il faut désormais embarquer à Morcenx, à 13 kilomètres de là. Le club de rugby a été contraint de fusionner avec ceux des villages voisins: il se maintient en Fédérale 3, exploit notable. Quant aux résiniers, chercheurs d’or de l’époque, ils ne récoltent plus de sève, éliminés par l’essence de térébenthine indus-trielle: ils laissent pourtant une victoire étincelante dans l’histoire des luttes sociales, lorsqu’ils obtinrent une hausse de leurs revenus en 1907. Les paysans avaient fait le
siège du château de Rion, détenu par le «seigneur» Poisson, gros employeur et par ailleurs maire des lieux (la bâtisse fut rachetée par son successeur et devint l’hôtel de ville). On dit que le rugby fut importé dans la région pour canaliser cette révolte agricole ou pour occuper les dimanches trop arrosés après la messe. A Rion-des-Landes, tout ramène à la forêt.
A proximité du château-mairie, la première auberge de Maïté n’a pas trouvé repreneur. Toujours le long de la D41, toujours avec des chaises en paille, la façade porte un écriteau «à vendre». Maïté tournait ses recettes sur place, avec son acolyte, la très bourgeoise Micheline. Elle se dispute avec un jambon : «Il est sec, le con !» Elle se brûle la langue: «Putain de moine !» Son magret pèse un quintal et son «soupçon d’armagnac» ressemble à un cubi. L’aprèsmidi, elle pique une sieste dans sa voiture. Le soir, elle cuisine pour ses clients. «C’était pantagruélique ! se souvient Janette Lamarque. De la grande bouffe pour les troisièmes mi-temps de rugby. Cela rappelait l’époque où on tuait le cochon à la ferme.»
«Le cul d’Hortense»
Joël Goyheneix, le maire de Rion entre 1995 et 2014, témoigne de sa reconnaissance éternelle : «Quelle publicité pour la commune et pour les Landes !» L’ancien premier secrétaire PS du département, après Henri Emmanuelli, n’a jamais fait équipe avec la cuisinière pour les municipales, «parce qu’elle était du bord opposé», mais il salue sa «générosité, sa sincérité, sa spontanéité». «Un jour, un monsieur fait des centaines de kilomètres, mais le restaurant était complet, raconte l’édile. Maïté lui a fabriqué un sandwich monstrueux au foie gras et ne l’a même pas fait payer.» Une autre fois, ses copains de classe veulent faire un repas chez elle. «Elle leur dit: “Vous ne préférez pas manger de la bonne cuisine ?” Elle les a embarqués chez Coussau [un deux-étoiles Michelin, ndlr]. Ils ont payé 20 euros et elle a réglé la différence de sa poche.» Joël Goyheneix pense toutefois que l’icône a pu déranger quelques concitoyens, même si Maïté n’a jamais fait étalage de sa richesse (elle s’est contentée d’un 4 × 4 pour son mari chasseur, d’un Renault Espace pour sillonner les foires et d’une véranda qu’elle appelle sa «rotonde»). «Certains l’ont jalousée. Ils voyaient une dame d’extraction populaire qui avait très bien réussi mais qui n’était pas si différente d’eux. Ils trouvaient son succès surfait. Pourquoi elle ?»
Rue de Fourchette, le Bosquet reste l’un des derniers restos de Rion qui tournent. L’un des plus anciens, ouvert depuis cinq générations, dans une maison de 1720, cheminée d’époque et orgue de barbarie dont on joue pour les mariages. Les camionneurs font halte, une poignée de vacanciers et les employés des entreprises locales. Le patron nous recommande une vidéo qu’il a postée sur YouTube, avec des habitués qui chantent en tenue d’apparat, moustaches et bérets. «Ça s’appelle le Cul d’Hortense. Rassurez-vous, ce n’est pas vulgaire.» Christophe Ducamp tient la barre avec sa soeur Véronique Dagos. Il loue le métier : «On sert des marquis aussi bien que des ouvriers.» Et l’esprit landais : «Sans chichi. J’ai eu la chance de bourlinguer à Paris ou en Angleterre, mais c’est ici qu’on se sent le mieux. L’océan et l’Espagne ne sont pas loin. On a de belles fêtes, les ferias, avec des courses de vaches dans les arènes. Ici c’est tranquille, mais ça vit.»
Ortolan
Maïté connaît le Bosquet pour y avoir mangé la soupe chaque midi quand elle était petite. La mairie avait transformé l’auberge en cantine pour les enfants qui habitaient loin. Sept kilomètres de marche pour Maïté, depuis le quartier Cournaou. On peut dire qu’elle est née dans la forêt. Elle se rappelle d’ailleurs des petits riens accommodés par sa mère et sa grandmère. La soupe de hannetons bouillis et délayés au lard, ou encore la pomme de terre fendue dans le sens de la longueur, farcie d’un petit oiseau entier, sanglée avec une ficelle, cuite à l’étouffée. La gastronomie du braconnage… Plus tard, devant les caméras, elle se régalera d’un autre oiseau minuscule et interdit, l’ortolan, dégoulinant de graisse : «Mmmh ! Je commence à le prendre et à lui sucer le derrière…»
«Lessive»
Est-elle retournée vivre dans sa ferme natale dans les bois ? Sa famille la protège. Nous ne la verrons pas, pas plus que les autres. Les magazines people insinuent l’existence d’une maladie ou d’une perte de mémoire. Mais Maïté réapparaît en 2018 pour encourager sa petitefille qui participe à Objectif Top Chef. Un court message enregistré, la voix sans l’image. La gouaille a l’air intacte. «Je suis allée dans cette émission pour lui faire plaisir et lui rendre hommage», confie, encore émue, Camille Ordonez, qui souhaite poursuivre la cuisine mais pas la télé. Et puis, le silence est revenu. Le journaliste de France Bleu Landes Jérôme Destruhaut, surpris et honoré, a été récemment convié par la famille pour boire un café, et attend le rendez-vous avec impatience. «J’aimerais revoir Maïté, dit-il. Nous avons fait cinq ans d’émissions radio ensemble. Elle était vraie, elle ne jouait pas. Les techniciens se battaient pour venir en reportage, parce qu’elle nous calait toujours l’estomac !»
Jamais complètement accoutumée à la gloire, Maïté prenait le journaliste à témoin : «Mais qu’est-ce qu’ils ont après moi ? Je ne suis pas top model ! Et tout cet argent pour une pub de deux minutes pour la lessive ?» Destruhaut théorise : «La télé voulait une personne authentique ? Elle l’a eue !» Le gérant du Bosquet est du même avis. «Des Maïté dans la commune, il y en a plein, observe Christophe Ducamp. Sans vouloir lui manquer de respect (parce que je l’apprécie bien), cette histoire est un peu folle. Je suis espanté par le pouvoir de la télévision. Il suffit de mettre quelqu’un sur un piédestal pour en faire une star. C’est quand même incroyable ce qu’on fait avaler aux gens.» •