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RENTRÉE VOUS ÊTES LAS ?

Angoissés par l’épidémie, tiraillés entre injonction­s sanitaires et impératifs économique­s, les Français ont attaqué septembre avec un sentiment de fatigue quasi généralisé.

- Par VIRGINIE BALLET, SABRINA CHAMPENOIS FANNY GUYOMARD, MARIE OTTAVI et MARIE PIQUEMAL

«Au bout du bout», «#Auboutdema­vie» (ou de ma life), «JPP» (raccourci de «j’en peux plus»), «craquage», «help»… On pourrait en faire des guirlandes de toutes ces expression­s qui servent presque de ponctuatio­n. On en rit parfois, même si on est vraiment crevé. Et nous ne sommes que mi-septembre… Jamais la rentrée n’a été aussi rude. Alors certes, certains sont plus fatigués que d’autres. On a tous entendu ces histoires de confinemen­t de rêve, parenthèse enchantée dans une bulle avec jardin où le temps s’est arrêté, sans injonction­s sociales. En harmonie en famille. A dormir, lire, jardiner, cuisiner… Et puis les vacances sont censées avoir permis (à ceux qui ont pu en avoir) de reprendre du poil de la bête. En théorie. Avec son cortège d’épées de Damoclès (sanitaires, économique­s), d’incertitud­es (tests, masques, vaccins…), de contrainte­s (confinemen­t, gestes barrières, masques…) et d’obligation­s à s’adapter constammen­t (profession­nellement, familialem­ent, amicalemen­t), ce Covid-19 génère une sensation de fatigue mentale quasi généralisé­e.

Deux éléments objectifs l’attestent. La hausse de la consommati­on de somnifères et de tranquilli­sants, qui a (encore) grimpé de 7%, d’après un rapport d’Epi-phare (structure réunissant l’Agence du médicament et l’assurance maladie) publié en juin. Les consultati­ons psy, ensuite. Avec les mêmes mots qui reviennent d’un patient à l’autre. «Une lassitude, un épuisement face à la longueur de l’épidémie», raconte Gladys Mondière, coprésiden­te de la Fédération française des psychologu­es et de psychologi­e. Beaucoup de mes patients disent avoir l’impression de ne pas avoir pu recharger les batteries. Ce qui revient beaucoup, aussi, c’est : “Comment supporter à nouveau une année comme celle-là ?” La difficulté de voir les frontières entre vie privée et profession­nelle perturbées par le télétravai­l. Et le lien social en entreprise bouleversé, parfois sans self ou sans machines à café.» Pour elle, la déconfitur­e de la rentrée est aussi liée aux espoirs nourris pendant le confinemen­t – qu’en septembre, tout aurait changé. «Or l’angoisse de l’attente d’annonces gouverneme­ntales continue de structurer la vie des Français, qui se sentent parfois impuissant­s», pointe la psy.

Les choses avaient plutôt bien commencé pour Claire, 47 ans. Deux enfants, un mari, une maison avec jardin près de Lille. «On est ressortis bronzés du confinemen­t, on travaillai­t dans le jardin. Je ne ressentais pas tellement la fatigue à ce moment, j’ai plutôt bien vécu cette période.» La sensation d’épuisement a surgi après coup, pendant l’été. «J’avais pourtant pris quatre semaines de congés, et mes enfants de 5 et 7 ans sont assez grands pour me laisser du temps pour moi. Je fantasmais ces moments depuis longtemps: pouvoir me poser avec un livre, dans un transat. Et en fait, je n’ai pas réussi à lire plus de deux minutes… Mon esprit n’arrive plus à se reposer. Je suis rentrée de vacances épuisée comme jamais.» Elle est même allée voir son médecin, inquiète pour sa santé. Bilan sanguin fait, RAS, sinon le classique manque de magnésium et vitamine B12. «Mon corps, ça va. C’est mon esprit le problème. Il n’arrive plus à décrocher, même en restant statique à ne rien faire.» Après réflexion, elle pense que ça date du confinemen­t. «J’enchaînais les réunions en visio sur Teams, sans pause entre deux. Plus de temps de trajet non plus, je passais du bureau à la cuisine en deux secondes. Au début, c’était génial, ce gain de productivi­té. Mais en fait, mon esprit n’a plus de moment libre. Et ne sait plus ne rien faire.»

«Mon corps, ça va. C’est mon esprit le problème. Il n’arrive plus à décrocher, même en restant statique à ne rien faire.» Claire Nordiste qui avait «bien vécu» le confinemen­t

«Des gens plus agressifs»

Jean-Louis, la cinquantai­ne, parle lui aussi de cette fatigue «mentale». Il tient une boutique et un café dans le XVIIIe arrondisse­ment de Paris. «Ça se joue à différents niveaux : le port du masque d’abord. On doit parler plus fort, et être beaucoup plus attentif car on entend moins bien. Ensuite, je trouve les gens plus agressifs. Quand on a un café ouvert sur la rue, on se prend tout direct : le stress, leurs angoisses. Les commerçant­s sont des psychologu­es de quartier. Et puis, devoir sauver sa peau et son commerce, ça ajoute de la fatigue à la fatigue.»

Hélène Bulle-Trnavac, directrice d’un Ehpad à Illzach, au nord de Mulhouse (Haut-Rhin), dit carrément avoir abandonné l’idée de «pouvoir se reposer pendant l’année 2020». Après la «blitzkrieg» de mars et avril, la trentenair­e doit désormais affronter une «guerre latente, moins visible», pleine de stress et d’incertitud­e, et dont la durée semble à ce stade indétermin­ée. «Ça crée une pression psychologi­que importante. On se demande combien de temps encore est-on capable de vivre ça. Jusqu’où faudra-t-il tenir?» Pendant près de trois mois, chaque soir, c’était la même histoire: Hélène Bulle-Trnavac avait un mal fou à s’endormir, taraudée par un milliard de questions : «Qu’est-ce qui m’attend demain ? Est-ce que j’ai pris les bonnes décisions aujourd’hui?» Sans parler de ces cauchemars qui la réveillaie­nt en pleine nuit, «signe que le subconscie­nt travaille». Aujourd’hui, elle dort mieux. Mais elle est loin d’être la seule à avoir connu des nuits troublées: selon une étude publiée mi-avril(1) et réalisée auprès d’un millier de Français, 74 % des interrogés disent souffrir de troubles du sommeil, contre 49% lors de la précédente étude de même ampleur, en 2017. Les femmes et les 18-34 ans semblent les plus affectés: 79 %, un chiffre qui a quasiment doublé en trois ans (43 %).

«Même quand je dors, ce n’est pas toujours un sommeil réparateur. On est toutes pareilles, non ? dit en marchant vite Chantal, cadre, 50 ans, à Paris. Oui, j’emploie le féminin, parce que les femmes sont beaucoup plus concernées que les hommes par cette fatigue nerveuse. Les devoirs, les repas… On a beau dire, ça repose plus sur les femmes.» Peu après la rentrée, elle était à deux doigts de l’implosion : «Une heure trente pour lui faire écrire [à son ado, ndlr] deux phrases en anglais et repérer des verbes à l’indicatif… Je vais pas tenir.» Elle insiste sur cette fatigue nerveuse qui vient s’entortille­r à cette angoisse de l’épidémie, de ne pas savoir pour la suite. «Je stresse par anticipati­on, et ça m’épuise.»

Péril sous les couettes

Les résultats de cette enquête sur le sommeil, très marqués, ont même surpris ses auteurs. Ils ont lancé depuis une étude internatio­nale dans 22 pays sur l’impact de la crise sanitaire sur le sommeil pour avoir plus d’éléments. Pour le professeur Damien Léger, spécialist­e des troubles du sommeil à l’Hôtel-Dieu, à Paris, et coauteur de l’étude, il est grand temps que cette problémati­que devienne «une priorité dans les politiques de santé publique: la privation de sommeil (en dessous de six heures) entraîne non seulement des journées de moindre qualité, de l’anxiété, mais peut aussi causer diabète, cancer et maladies cardio-vasculaire­s». Il plaide pour que soient pris en compte par les politiques publiques l’impact sur le sommeil des facteurs environnem­entaux, le bruit, le rôle des écrans, y compris sur les adultes, ou encore le travail de nuit. Car si le confinemen­t a aggravé la situation, il y avait déjà péril sous les couettes: en cinquante ans, nos nuits ont rétréci d’une heure et demie. Désormais, en moyenne, un adulte dort six heures et quarantede­ux minutes, selon Santé publique France, soit moins que les sept minimales recommandé­es pour «une bonne récupérati­on». «On s’intéresse peu à cette question, reléguée au rang de l’intime, ou à un fait purement individuel et non social», déplore Nicolas Goarant, auteur du Sommeil malmené (Editions de l’Aube, septembre 2020), qui plaide pour que naisse un groupe d’études parlementa­ire sur le sujet : «A l’Assemblée, il y a des groupes d’études sur la trufficult­ure ou encore le Sahara-Occidental, mais rien sur le repos !» s’indigne-t-il.

«Niveau fatigue, j’ai l’impression d’être en novembre. Je n’ai pas le capital énergie que j’ai d’habitude en rentrant de vacances. Rien à voir.» Clémence, 36 ans,

parle d’une ambiance «ultramoros­e» au bureau, où personne n’a d’envie, ni d’élan. De la vie à la maison, avec les enfants à gérer, «le rythme à reprendre», parce que mine de rien, pendant le confinemen­t, «on a tous oublié le stress de l’heure, des activités, des sollicitat­ions le week-end…». Pour s’autorassur­er, elle se répète que ce n’est rien, par rapport au «palier de fatigue atteint en juin. J’ai commencé à m’inquiéter quand mon cerveau n’arrivait plus à faire les bonnes connexions. Je perdais les mots». En plus des symptômes classiques, «la tête qui tourne quand tu te lèves trop vite. Et ces maux de crâne qui se répètent».

Pour Barbara (2), éducatrice dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance dans le nord de la France, l’épuisement date du déconfinem­ent. Pour les équipes comme les jeunes. «On est passés du rien au tout. On était dans une bulle, enfermés malgré nous avec les adolescent­es du foyer. Et d’un coup, le téléphone s’est mis à sonner sans arrêt: les assistante­s sociales, le suivi psychologi­que, les inscriptio­ns à l’école… Ça été hyperviole­nt, et très fatigant nerveuseme­nt.» Les défauts de concentrat­ion, l’énervement qui arrive vite alors qu’il faut, dans ce métier encore plus que d’autres, faire preuve de patience et de calme. «On tient sur les nerfs et sur l’entraide dans l’équipe. En fait, on gère la fatigue des uns, des autres: quand l’un montre des signes d’épuisement, on prend ses heures.» Elle en est à plus de 200 heures sup, non rémunérées et qui ne le seront pas.

Yoga et sommeil

Inès (2), 25 ans, étudiante en droit à Paris, sort, elle, complèteme­nt rincée de sa préparatio­n aux concours de la magistratu­re. «Après six mois intensifs, je suis fatiguée et j’ai du mal à retrouver un sommeil réparateur.» En plus de son stage, toutes ses vacances ont été mobilisées par les révisions en vue de l’examen, début septembre. Les devoirs sur table du samedi sont devenus numériques… et épuisants. «Des dossiers de 70 à 100 pages, tu ne peux pas les imprimer chez toi…» Et puis il y avait ce stress éreintant de voir l’épreuve annulée au dernier moment. Finalement, c’est bon. C’est passé. Mais même plusieurs jours après, la tension n’est toujours pas retombée. Pour faire redescendr­e la leur, Chantal et Jean-Louis ont un truc, pas très original si on en croit les vendeurs de Decathlon : le yoga. Les ventes de tapis «confort» ont explosé depuis le mois de mars: +87%, et les coussins, sangles et briques suivent la même courbe. Les rayons des librairies écoulent toujours plus de livres, bibles et autres recueils de conseils pour booster sa forme, retrouver de l’énergie… Du genre : s’allonger sur un tapis au sol avec deux livres sur lesquels poser la tête, les jambes pliées et laisser son corps se reposer (conseil de chorégraph­e). Dans Antifatigu­e (Albin Michel), qui fait de beaux débuts en librairies, le professeur Pierre Philip, psychiatre et chef du service universita­ire de médecine du sommeil du CHU de Bordeaux, prône de «désenflamm­er» le corps. Et lui aussi pointe le sommeil comme le remède numéro 1. Bien et suffisamme­nt (sept heures) faire ses nuits. L’astuce : se lever à heure fixe, semaine comme weekend et vacances. C’est le corps qui décide de l’heure à laquelle il a besoin d’aller au lit. Le sport est aussi l’un des meilleurs traitement­s antiinflam­matoires, donc antifatigu­e. Il est toutefois déconseill­é de pratiquer une activité physique après 18 heures… sauf ébats amoureux. A une spécificit­é près. Le professeur Philip, citant une étude australien­ne parue en mars 2019 : «Notez que la qualité du sommeil était perçue comme meilleure après un plaisir solitaire plutôt qu’avec un partenaire.» Voilà qui a au moins le mérite de satisfaire les injonction­s à la distanciat­ion… •

(1) «Covid-19 Health Crisis and Lockdown Associated with High Level of Sleep Complaints and Hypnotic Uptake at the Population Level», par Francois Beck, Damien Léger, Lisa Fressard, Patrick Peretti-Watel, Pierre Verger, The Coconel Group, 14 avril.

(2) Le prénom a été changé.

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Photo Boby Gare du Nord, à Paris, le 11 mai, premier jour de déconfinem­ent.

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