Boris Vian, homme de lettres
Boris Vian aurait eu 100 ans le 10 mars 2020 s’il n’était prématurément mort le 23 juin 1959, à 39 ans, donc. Plusieurs publications (1) ont eu lieu à l’occasion de ce centenaire dont la principale est la parution de ces Correspondances, avec sa mère, sa première femme, sa seconde, et avec des amis de divers horizons où il se manifesta, littérature, jazz, théâtre, chanson, traduction, cinéma, voitures et pataphysique, sans oublier d’inventives missives à des critiques ou à caractère administratif – et c’est paradoxalement chez EDF ou aux impôts qu’il recueille le plus de cette reconnaissance qui lui manqua tant. Nicole Bertolt, qui fut proche d’Ursula Vian Kübler, la seconde femme de Boris morte en 2010, écrit dans sa préface : «Dans l’ensemble, ce livre a été réalisé avec un seul organe : le coeur. Il n’est ni scientifique, ni exhaustif et n’a qu’une valeur partielle pour les chercheurs.» Sur les 2400 lettres de départ, elle en publie environ 500 dont un peu moins de la moitié sont de Vian luimême. Y éclate ce qu’elle appelle «une sorte de jusqu’auboutisme dans la fantaisie, la créativité»
de l’épistolier et de ses proches. La gaieté apparente du ton ne correspond pourtant pas à celle de l’existence réelle. Tout est allé très vite dans la vie de Boris Vian qu’il savait destinée à être brève en raison d’une maladie de coeur diagnostiquée dès 1932. «J’ai un cafard assez conséquent, je voudrais bien savoir si ça va finir un jour, tous les emmerdements», écrit-il à sa mère en 1940. Ils n’ont fini que trop tôt, avec son existence même.
«Madame ma mère» et les emmerdements
Les lettres à sa mère (à qui il s’adresse indifféremment comme «Ma chère moman» ou «Ma vieille Pouche» ou «Chère maire» ou «Madame ma mère» ou «Ma chaire maman» ou «Chère mother» ou «Dear mother pouche») montrent l’intensité et l’inventivité y compris orthographique des relations familiales chez les Vian. Cette correspondance s’étend sur un peu plus de six mois, à partir de novembre 1939, quand Boris entre à l’Ecole centrale que la guerre a délocalisée à Angoulême, ville dont l’office du tourisme ne doit pas le prier d’agréer ses sentiments les plus amicaux. Voici comment il parle de son père (lequel fut ruiné en 1929 et assassiné en 1944) qui a des calculs rénaux : «Est-ce que le patron va vraiment mieux et a-t-il éjecté son rocher ?» Ou : «Pôpa est un singe ! Patron, merci pour le fric. Soigne tes reins (mange de la merde) (prends-la chaude) (pas la chaude pisse)». Ou : «J’ai reçu une lettre de ton homme ce matin et je constate avec douleur qu’il n’est pas le quart aussi cochon que moi.» Boris tient sa mère au courant quand des «femmes de mauvaise vie» lui auraient «donné la chtouille» ainsi que lorsqu’il a des problèmes avec ses tripes : «Et pis si tu te figures que je vais aller au toubib pour ça, j’aime mieux me couper les couilles au ras du cul.» Mais sa mère est surtout la récipiendaire des formules avec lesquelles le jeune homme exprime l’ennui massif que suscite en lui l’ambiance angoumoisine. Il s’emmerde ? Ce n’est rien de le dire. Au fil des lettres, dans l’ordre chronologique : «Je ne sais trop quoi te raconter sinon qu’on s’emmerde bien le dimanche à Angoulême. C’est positivement insensé.» «On s’emmerde à bloc». «Je te parle pas de mes études parce que je m’en fous, de ma santé parce que je m’en fous, de mes distractions parce qu’elles m’emmerdent, etc. / Il n’y a qu’une chose de formidable ici, c’est la qualité de l’emmerdement. C’est record.» «J’en ai marre vraiment, je retousse, je resaigne du nez, je me remmerde, je vais revenir à Paname si je peux le plus tôt possible.» «A part ça, mon activité s’est bornée à gueuler comme un veau et emmerder tout le monde, pour changer.» «Et je m’emmerde à mort et vivement la pentecôte.» «Tu as l’air de croire dans tes lettres, qu’il fait beau ici. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir un pays au monde où le temps soit plus moche. […] Je t’embrasse comme je m’emmerde (c a d très fort)».
Il signe généralement ses lettres «Bison» (car «Bison ravi» est son anagramme préférée de ses prénom et nom et il ne raffole pas que des néologismes et des jeux de mots, aussi des jeux de lettres) mais également «Ton fiss respectueux (c’est pas vrai)» ou «Ton fils édulcoré» et termine une fois ainsi, juste avant la signature : «Je te salue, tu as vraiment un fils remarquable (c’est moi)». En fait, les relations familiales semblent excellentes au sein de la fratrie (trois garçons et une fille). L’aîné est Lélio, prénommé ainsi à cause de Lélio ou le Retour à la vie de Berlioz, de même que Boris doit son prénom à Moussorgski et son Boris Godounov, mais Lélio n’en est pas moins surnommé plus simplement Bubu. Dans le même ordre d’idée, Patrick et Carole, les enfants de Boris, et sa première femme Michelle, auront à la fin des années 50 un chat surnommé Büsi mais dont le nom entier, signale l’édition, est «Wolfgang Büsi von Roche-Dragonfels».
Bribes d’autoportraits
Il y a une générosité d’écriture dans toutes ces lettres, comme si Boris Vian n’en finissait pas de déverser son humour et sa fantaisie à tous ses correspondants. Il lui arrive cependant de parler de lui, toujours avec humour et fantaisie mais ce n’est pas une raison pour ôter à ces bribes d’autoportraits un caractère parfois franchement biographique. En 1945, à sa femme Michelle, il explique comment il «a mis Dieu en néquation» et les calculs suivent avant d’arriver à la conclusion. «Ergo /1) ou bien Dieu n’existe pas /Or il existe puisque c’est moi /2) ou bien il n’est pas créateur /C’est ça ! Je ne comprenais pas pourquoi je ne faisais pas de miracles.» Commentaire de l’auteur : «Voilà, mon Bibi ce que j’eurékai aujourd’hui.» La lettre s’achève sur un poème dont voici des extraits : «Je suis chaste comme une merde /Je suis gentil comme un coeur /Je suis Emmerdé comme un con /[…] Je suis BISON comme un dieu /Je suis celui qui hait monsieur Piniouf /ECHRIST moi vite, mon Bibih.» 1949, en se décrivant comme «ton connard de bison» : «Je suis un vieil emmerdeur, c’est pas ma faute, c’est des inquiétudes que j’ai dans les jambes et dans le crâne et il faut que ça se passe.» Neuf mois plus tard : «Je t’aime bien mon bibi tu es un gentil bibi et je suis un sale bison mais qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse, ça s’arrangera forcément un jour quand je serai mouru. J’ai froid au cul.» Trois jours après, l’orthographe cachant sans doute ce qu’il dévoile : «Ière, j’ai travayé aussi mais ça ne va pas telman bien, j’ai de l’anui, je ne peut pas man défaire, je suit vieu et je paire mes cheveut et j’ai anvit de rien et an plusse je ne manitéresse pas, braif, je voit la vit en rose mais je fet mes zefor pour prendre goût à tout et je ne peut pas.» 1950 : «J’ai l’impression d’être né hier.» Quatre mois plus tard : «Il me prend des rages effroyables contre les gens que je suis forcé de voir. C’est ma faute, certainement, mais ça m’interdit tout rendement.» Début 1951, il évoque ce qui lui «fait un peu pipi dans l’âme».
En 1939, Boris écrivait à sa mère : «Ton fils fait toujours l’andouille de son mieux. Je mesure maintenant 1,86 m pieds nus, ce qui n’est pas mal pour un jeune crétin de ma force.» 1947, à un lecteur inconnu de Jazz Hot où il écrit, parodiant le maréchal Pétain qui prétendait tenir toutes les promesses, «même celles des autres» : «Et rappelez-vous que je réponds à toutes les lettres, même celles des autres.» 1958 : «Vous avez grandement raison de m’envoyer de la lettre recommandée ; disons-le crûment, je suis un porc 1° de ne pas avoir répondu à vos aimables missives 2° de ne pas vous avoir remis le manuscrit promis.» Note de Nicole Bertolt : «Il s’agit d’une réponse de Boris Vian à Marcel Jullian, fort contrarié que Boris Vian fasse cavalier seul sur ce livre initié ensemble. Néanmoins, Vian tait ses deux oedèmes pulmonaires qui l’ont terrassé.» Début d’un hommage de son ancien voisin Jacques Prévert pour la revue l’Âge d’or, cinq ans après sa mort : «Boris Vian jouait à la vie /comme d’autres à la bourse /aux gendarmes et aux valeurs».
Le (Raymond) Keno et la Kenotte
Raymond Queneau et Boris Vian sont amis depuis le début des années 40, celui-ci appréciant les dîners avec «le Keno et la Kenotte». Zazie dans le métro ne paraît que l’année de la mort de Vian mais les jeux de langage réciproques sont au coeur de leur relation épistolaire. Lettre de Queneau depuis les BassesPyrénées, en 1951 : «Deitu zuten, bainan ez omen zuen ihardetsi ere, comme on dit ici. Le basque est une langue merveilleuse avec douze cas, une surdéclinaison et, en plus du tutoiement et du vouvoiement, le chouchoiement.» Il peut terminer une lettre en écrivant «cordialeming» ou «Amicalissimement» et signer «Raymond la Science». «Il pleut à Verse (célèbre patelin qque part en France)», déconne-t-il aussi. Et, quand il écrit de Cortina d’Ampezzo, station de ski réputée : «Tu ne vas surtout pas t’imaginer que je m’amuse à grimper sur ces molaires en carton-pâte.» C’est à son «vieux Raymond» que Boris Vian propose «qu’on buve un coûp ensemble», toujours prodigue de distorsions grammaticales et lexicales. A Alain Gibeau avec qui il a le projet qui aboutira à En avant la zizique : «Téléphonouillez-moi si
le choeur vous endive.» «J’irai Krachenko sur vos tombes», écrit Boris Vian qui, en tant que Vernon Sullivan et prétendu traducteur, est l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes qui fit aussi un scandale d’enfer (Victor Kravchenko fut un transfuge soviétique qui publia J’ai choisi la liberté). Ici, Vian s’est fait «pistonnu», là il a reçu un «téléphonaison», il est question de «ouikender» ici et de «naturaboliser» là, sans compter les «festivités réjouicipales».
Plus de succès aux impôts que chez Gallimard
Indépendamment de sa santé, Boris Vian a en permanence des problèmes de tous les côtés. Son ton envers ses divers correspondants est à même de déstabiliser n’importe qui, mais bizarrement pas forcément ceux qu’on croit. Lettre au «directeur» parce qu’EDF lui a coupé le courant à la suite selon lui d’une faute du fournisseur (1952) : «Diverses solutions m’eussent soulagé momentanément : arracher le cumulus (qui vous appartient) et le livrer tout chaud aux bêtes féroces, éventrer la cuisinière électrique (également vôtre) et en précipiter les restes dans la cage de l’escalier, ôter le couvercle de la boîte de jonction et me servir moi-même (c’est enfantin) ou encore venir vous poignarder avec sauvagerie, vous et vos services. Mais tout cela prend du temps, tout cela est salissant et ne me mènera pas loin.» Il envoie un chèque limité à ce qu’il estime devoir et l’affaire est réglée. Réponse extraordinairement bienveillante de la perception après que Boris Vian a demandé un rendezvous qu’on lui donne, avec en prime un conseil (1953) : «Permettez-moi de vous recommander de ne pas trop trahir la réalité lors de ces entretiens : les plus belles astuces d’une puissante imagination, qui par ailleurs vous sert si bien, ne serviraient sans doute qu’à indisposer vos interlocuteurs.» Au conseiller municipal de la Seine qui a demandé la censure de la chanson le Déserteur (1955) : «De deux choses l’une, ancien combattant, vous battiezvous pour la paix ou pour le plaisir ? […] Ainsi, cette chanson qui combat ce contre quoi vous avez combattu, ne tentez pas, en jouant sur les mots, de la faire passer pour ce qu’elle n’est pas : ce n’est pas de bonne guerre.» Renvoyant les contrats de l’Ecume des jours chez Gallimard, il prie en 1947 qui de droit «de vouloir trouver cijoint les deux exemplaires […] dûment signés, paraphés, pataphiolés et bénis par notre Saint Père le Pape. / Je vous signale accessoirement que le texte même de ces contrats n’est pas très marrant et vous suggère à toutes fins utiles l’introduction, en marge, de petits dessins coloriés pour lesquels il me serait possible de vous faire un forfait avantageux. […] Je reste à votre disposition pour l’étude de toute autre amélioration qu’il serait possible d’apporter au fonctionnement général de vos services». Lettre à Gaston Gallimard (1948), dans un registre sans doute plus dû à ce que l’Ecume des jours n’a pas remporté le prix de la Pléiade qu’à une familiarité avec le fondateur de la maison : «Mon cher Gaston /[…] J’ai été un peu ému par le ton officiel et presque guindé de ta lettre : crois bien que je comprends la gaudriole, et ne te gêne pas pour m’inviter à un dîner de garçons ; je ne suis pas de ces gens snobs qui s’attachent aux formes. Aussi la prochaine fois, j’espère que tu laisseras parler ton coeur. Une grosse bise à toute la petite famille. / Ton pote / Boris»
A Pierre Herbart, pour fustiger le sort réservé à ses chroniques de jazz dans Combat, il s’insurge contre «la coupure idiote pratiquée par les soins (?) de je ne sais qui» et réclame que, «si vous faites couper mes chroniques, je désirerais au moins que ce fût par un individu d’intelligence moyenne, et qui y connaisse un peu quelque chose en jazz». Au critique du Canard enchaîné qui a descendu sa pièce l’Equarrissage pour tous en 1948, il termine ainsi : «Je vous souhaite mille et une félicités entre autres celle de devenir, un jour, naliste.» Au critique de Franc-Tireur, il adresse ce P.S. (qu’en d’autres occasions il appelle «PousseScrotum» ou «Pisse-Scrotum»): «Au milieu de votre critique vous déplorez, nous l’avons senti, la facticité de notre caisse de dynamite finale. Ceci nous titilla et nous vs proposons de la remplacer par une vraie. Mais vous viendrez — au moins le premier soir ?»
Boris Vian peut susciter le respect ou l’admiration de Simone de Beauvoir, Jean Cocteau, Darius Milhaud, Jean Paulhan (parfois sournois), Georges Bataille, Henri Salvador, Marcel Aymé et Jean-Paul Sartre (et être remercié pour sa traduction par Dorothy Baker), sa situation artistique reste on ne peut plus problématique. Lettre à Michelle de 1951 : «Quelle chierie, vendre sa salade. Et c’est si marant de la faire.» Et l’ami Raymond Queneau n’en est pas moins réduit à lui écrire en 1949, messager d’un énième refus : «Sommes-nous tous un peu cons ? Ou bien n’as-tu pas fait ce que tu voulais faire ? L’histoire littéraire en jugera, comme dirait l’autre.» Jacques Bens, membre de l’Oulipo et du Collège de pataphysique, fut très tôt un admirateur tout en ayant du mal à se procurer les oeuvres de Vian. Il lui écrit en 1958, avec un humour qui ne dut pas faire tant rire l’artiste un an avant sa mort : «Faut avouer que vous n’avez pas beaucoup de veine avec vos productions : vous écrivez des livres, ils disparaissent ; vous enregistrez un disque, on le retire de la circulation. Par pitié, ne devenez jamais sculpteur : on fondrait vos bronzes en obus et ils nous reviendraient sur la gueule.» •
(1) Spectacles, chansons, comédies musicales dans la Pochothèque, On n’y échappe pas, polar qu’il a laissé en plan et que l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) a achevé, chez Fayard, et Ça m’apprendra à dire des conneries,
brève anthologie, chez 1 001 Nuits.