Libération

Les nouveaux travers du travail

Malgré des contextes très différents, les télétravai­lleurs et encore plus les télétravai­lleuses, ainsi que les «premiers de corvée», restés eux sur le terrain, ont majoritair­ement connu un surcroît de fatigue.

- Frantz Durupt

Travailler chez soi, une panacée? Il fut un temps, qui semble aujourd’hui lointain, où pas mal de salariés devaient le penser. Et puis est venu un autre temps, celui du confinemen­t et du télétravai­l imposé du jour au lendemain à près de quatre travailleu­rs sur dix dans le privé – non sans effets sur leur forme mentale et physique. Certains ne l’ont pas mal vécu : parmi près de 8700 personnes ayant répondu à une consultati­on réalisée par l’Agence nationale pour l’améliorati­on des conditions de travail (Anact) entre le 8 avril et le 10 mai, un tiers ont dit s’être sentis moins fatigués. Une expérience minoritair­e ? La nature même de la consultati­on (ouverte à tout le monde, sans échantillo­nnage) a peut-être poussé les personnes qui avaient des choses à déplorer à s’exprimer plus que les autres. Toujours est-il que sur la période, la moitié des répondants ont dit s’être sentis plus fatigués qu’en temps normal, dont 17 % «beaucoup plus fatigués».

«Tabou». Bien sûr, le travail n’est pas seul en cause, analyse Matthieu Pavageau, directeur scientifiq­ue de l’agence : «Il faut distinguer quatre dimensions : la crise sanitaire en tant que telle, qui nous a tous soufflés ; le confinemen­t et ce qu’il a produit en matière d’isolement; la période de la reprise où les entreprise­s tentent de rattraper le temps perdu ; et la projection dans l’avenir, qui peut provoquer de l’anxiété.» Versé dans un shaker, le tout a de quoi produire un cocktail assommant. Ce qui n’exonère pas certaines sociétés de leurs responsabi­lités, insiste Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail en Seine-Saint-Denis et secrétaire général du Syndicat national des profession­nels de la santé au travail (SNPST) : «Avant, dans certaines entreprise­s, le télétravai­l était tabou, il était associé à l’idée que c’était une manière de moins travailler. Il y a donc eu des pressions pour s’assurer que les gens travaillai­ent bien, avec des indicateur­s plus serrés.» A quoi s’est ajouté, pour certains, un sentiment d’isolement, voire de placardisa­tion.

Dans le cas de nombreuses femmes, un facteur aggravant est venu couronner le tout: des conjoints les laissant se débrouille­r seules avec une progénitur­e à instruire et à occuper ainsi que l’idée, implantée jusque dans les crânes ministérie­ls, que l’on peut à la fois télétravai­ller et garder des enfants. Ainsi, si le gouverneme­nt permet à un parent d’élève dont l’école serait fermée en raison de l’épidémie d’être placé en chômage partiel, c’est à la condition qu’aucun des deux parents ne puisse télétravai­ller. «C’est une charge cognitive importante, qui provoque une fatigabili­té liée au fait de ne pas arriver à faire ce qu’on veut, d’être tout le temps dérangée», souligne Anne-Michèle Chartier, médecin du travail à Neuilly, qui dirige le syndicat CFE-CGT de cette profession. Des leçons ont toutefois pu être tirées de ces si

tuations parfois complexes. Faute d’appartenir à une entreprise en mesure d’organiser le télétravai­l convenable­ment, il a parfois fallu «que ce soit les travailleu­rs eux-mêmes qui inventent», relève la psychanaly­ste Lise Gaignard, spécialist­e en psychologi­e du travail. Une autogestio­n (relative) aux conséquenc­es potentiell­ement bénéfiques : «Plus les gens ont la main sur le travail, moins ils sont fatigués. Ça a pu être un soulagemen­t, et ça pourrait avoir des effets intéressan­ts à l’avenir.»

La praticienn­e évoque ainsi un phénomène de «conscienti­sation» qui a conduit des télétravai­lleurs à se demander «“à quoi sert mon travail, à quoi sert mon engagement ?” Et là, plutôt que d’en rester à des conflits interperso­nnels avec la hiérarchie, il y a eu une autodéterm­ination possible, avec un défaut d’engagement dans des tâches totalement inutiles, voire nuisibles à la société».

Protocoles. Voilà pour le télétravai­l, expérience massive mais pas exclusive. Qu’en est-il donc des fameux «premiers de corvée», qui ont dû continuer de répondre sur le terrain aux besoins les plus essentiels de la société (les soins, l’hygiène, la nourriture), pandémie ou non ? Eux aussi ont été sondés par l’Anact, avec des résultats différents des télétravai­lleurs. Sur 800 répondants, ils étaient ainsi 67 % à se sentir plus fatigués (dont 25% beaucoup plus), et 42 % à se dire dans l’incapacité de réaliser les missions habituelle­s.

Plus que les autres, ces travailleu­rs ont pu voir leur épuisement physique augmenter, affirme Lise Gaignard, pour une raison simple : «Il n’y a eu aucun mouvement patronal de remercieme­nt, de contrepart­ie.» Hormis une prime allant jusqu’à 1 000 euros pour certains, au prorata du temps passé au travail, les rémunérati­ons flirtant avec le smic n’ont en effet pas été revalorisé­es. Et, dans le cas des soignants, un cap a été franchi lorsque les organisati­ons que le personnel de terrain avait lui-même mises en place pour absorber l’afflux de patients ont été stoppées net, la hiérarchie et les protocoles inefficace­s reprenant leurs droits. De quoi faire passer un cap fatidique, selon Lise Gaignard : «Ce qui pouvait auparavant être vécu sur le mode dépressif est maintenant extrêmemen­t conscienti­sé. Et s’est transformé en rage.»

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Photo Pascal BASTIEN Un professeur d’histoire-géographie en télétravai­l à Strasbourg, le 21 mars.
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