Les nouveaux travers du travail
Malgré des contextes très différents, les télétravailleurs et encore plus les télétravailleuses, ainsi que les «premiers de corvée», restés eux sur le terrain, ont majoritairement connu un surcroît de fatigue.
Travailler chez soi, une panacée? Il fut un temps, qui semble aujourd’hui lointain, où pas mal de salariés devaient le penser. Et puis est venu un autre temps, celui du confinement et du télétravail imposé du jour au lendemain à près de quatre travailleurs sur dix dans le privé – non sans effets sur leur forme mentale et physique. Certains ne l’ont pas mal vécu : parmi près de 8700 personnes ayant répondu à une consultation réalisée par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) entre le 8 avril et le 10 mai, un tiers ont dit s’être sentis moins fatigués. Une expérience minoritaire ? La nature même de la consultation (ouverte à tout le monde, sans échantillonnage) a peut-être poussé les personnes qui avaient des choses à déplorer à s’exprimer plus que les autres. Toujours est-il que sur la période, la moitié des répondants ont dit s’être sentis plus fatigués qu’en temps normal, dont 17 % «beaucoup plus fatigués».
«Tabou». Bien sûr, le travail n’est pas seul en cause, analyse Matthieu Pavageau, directeur scientifique de l’agence : «Il faut distinguer quatre dimensions : la crise sanitaire en tant que telle, qui nous a tous soufflés ; le confinement et ce qu’il a produit en matière d’isolement; la période de la reprise où les entreprises tentent de rattraper le temps perdu ; et la projection dans l’avenir, qui peut provoquer de l’anxiété.» Versé dans un shaker, le tout a de quoi produire un cocktail assommant. Ce qui n’exonère pas certaines sociétés de leurs responsabilités, insiste Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail en Seine-Saint-Denis et secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) : «Avant, dans certaines entreprises, le télétravail était tabou, il était associé à l’idée que c’était une manière de moins travailler. Il y a donc eu des pressions pour s’assurer que les gens travaillaient bien, avec des indicateurs plus serrés.» A quoi s’est ajouté, pour certains, un sentiment d’isolement, voire de placardisation.
Dans le cas de nombreuses femmes, un facteur aggravant est venu couronner le tout: des conjoints les laissant se débrouiller seules avec une progéniture à instruire et à occuper ainsi que l’idée, implantée jusque dans les crânes ministériels, que l’on peut à la fois télétravailler et garder des enfants. Ainsi, si le gouvernement permet à un parent d’élève dont l’école serait fermée en raison de l’épidémie d’être placé en chômage partiel, c’est à la condition qu’aucun des deux parents ne puisse télétravailler. «C’est une charge cognitive importante, qui provoque une fatigabilité liée au fait de ne pas arriver à faire ce qu’on veut, d’être tout le temps dérangée», souligne Anne-Michèle Chartier, médecin du travail à Neuilly, qui dirige le syndicat CFE-CGT de cette profession. Des leçons ont toutefois pu être tirées de ces si
tuations parfois complexes. Faute d’appartenir à une entreprise en mesure d’organiser le télétravail convenablement, il a parfois fallu «que ce soit les travailleurs eux-mêmes qui inventent», relève la psychanalyste Lise Gaignard, spécialiste en psychologie du travail. Une autogestion (relative) aux conséquences potentiellement bénéfiques : «Plus les gens ont la main sur le travail, moins ils sont fatigués. Ça a pu être un soulagement, et ça pourrait avoir des effets intéressants à l’avenir.»
La praticienne évoque ainsi un phénomène de «conscientisation» qui a conduit des télétravailleurs à se demander «“à quoi sert mon travail, à quoi sert mon engagement ?” Et là, plutôt que d’en rester à des conflits interpersonnels avec la hiérarchie, il y a eu une autodétermination possible, avec un défaut d’engagement dans des tâches totalement inutiles, voire nuisibles à la société».
Protocoles. Voilà pour le télétravail, expérience massive mais pas exclusive. Qu’en est-il donc des fameux «premiers de corvée», qui ont dû continuer de répondre sur le terrain aux besoins les plus essentiels de la société (les soins, l’hygiène, la nourriture), pandémie ou non ? Eux aussi ont été sondés par l’Anact, avec des résultats différents des télétravailleurs. Sur 800 répondants, ils étaient ainsi 67 % à se sentir plus fatigués (dont 25% beaucoup plus), et 42 % à se dire dans l’incapacité de réaliser les missions habituelles.
Plus que les autres, ces travailleurs ont pu voir leur épuisement physique augmenter, affirme Lise Gaignard, pour une raison simple : «Il n’y a eu aucun mouvement patronal de remerciement, de contrepartie.» Hormis une prime allant jusqu’à 1 000 euros pour certains, au prorata du temps passé au travail, les rémunérations flirtant avec le smic n’ont en effet pas été revalorisées. Et, dans le cas des soignants, un cap a été franchi lorsque les organisations que le personnel de terrain avait lui-même mises en place pour absorber l’afflux de patients ont été stoppées net, la hiérarchie et les protocoles inefficaces reprenant leurs droits. De quoi faire passer un cap fatidique, selon Lise Gaignard : «Ce qui pouvait auparavant être vécu sur le mode dépressif est maintenant extrêmement conscientisé. Et s’est transformé en rage.»