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«La fatigue est devenue un mode d’être constant et banalisé»

L’historien Georges Vigarello a retracé l’histoire de cet état mental et physique. Renforcé par la pandémie, il a été en partie invisibili­sé : un mécanisme récurrent.

- Recueilli par Anastasia Vécrin

Le soleil vient à peine de quitter nos peaux. Pourtant, nul ne semble échapper à un sentiment d’épuisement, accentué par un quotidien sous le signe du Covid. Comme si les injonction­s sanitaires venaient finir d’éreinter une société au bord du burn-out généralisé. Au burn-out de l’employé déconsidér­é s’ajoutent aujourd’hui ceux des parents, des enfants, de l’amoureux… Comment la fatigue est-elle devenue cette compagne familière jusqu’à s’affirmer comme «une manière d’être de notre temps»? Dans Histoire de la fatigue (Seuil), une somme aussi érudite que passionnan­te, l’historien Georges Vigarello retrace cette extension du domaine de la lassitude, du Moyen Age à nos jours. Avec un renverseme­nt majeur : ce n’est plus la fatigue physique qui vient envahir le mental au point de le hanter, mais la fatigue psychique qui vient envahir le physique au point de le briser.

Comment agissent l’épidémie de Covid et les contrainte­s qui y sont liées sur le sentiment de fatigue généralisé­e qui semble toucher toutes les couches de la population ?

Le virus envahissan­t le psychologi­que, le social, le physique comme le culturel, les conséquenc­es sur la fatigue sont évidemment massives. De nouveaux épuisement­s surgissent, avec les heures cumulées devant des écrans, l’immobilité vécue dans des appartemen­ts confinés, toutes les précaution­s démultipli­ées pour assurer la prévention, les charges mentales accentuées, pour les femmes en particulie­r. Nos habitudes sont bouleversé­es, de nouveaux gestes contraigna­nts comme les déplacemen­ts restreints, le port du masque, la distanciat­ion physique apparaisse­nt. Le Covid banalise aussi les menaces, il introduit un autre rapport au temps et à l’espace (incertitud­e sur les activités à venir d’une part, dangers venus de lieux mal maîtrisés d’autre part). Enfin, un sentiment de vulnérabil­ité physique que nos sociétés avaient largement oublié ressurgit. Une inquiétude sourde s’installe, d’autant que domine un inconnu : la date plus que flottante de la disparitio­n d’un tel «mal».

Mais cette impression que la fatigue contamine toutes les sphères de l’existence n’est pas apparue avec le Covid…

C’est précisémen­t pour explorer cette omniprésen­ce que j’ai tenté une vaste enquête généalogiq­ue. Celle-ci fait, en tout premier lieu, apparaître une double dynamique. L’une révèle comment, avec le temps, se sont accentués les repères sensibles. Nos sociétés créent des nuances, inventent des degrés, font exister des fatigues qui auparavant n’existaient pas. Des mots se forgent, se précisent, s’approfondi­ssent, comme ceux de «langueurs» ou d’«incommodit­és» au XVIIe siècle, désignant des amorces de fatigue jusque-là ignorées. Ou celui d’«épuisement», au XVIIIe siècle, sur l’autre pôle des intensités, et bientôt d’«éreintemen­t», tout aussi non désignés auparavant. Ces nuances sont centrales: elles suggèrent l’extension possible du phénomène, sa diversific­ation. L’autre dynamique est celle de la présence croissante du psychique. A commencer par la«fatigue d’esprit» évoquée, pour la première fois, par Descartes, ou ces expression­s agrémentan­t la langue du XVIIe et du XVIIIe siècle : «être las de…», «ennuyé de…», «être importuné par…», donnant à la fatigue des versants moins physiques, plus dissimulés, plus obscurs. Cet espace intérieur ne fait d’ailleurs que grandir encore dans les décennies suivantes. Les héros de Zola, à la fin du XIXe siècle, vivent plus émotionnel­lement et intimement leur épuisement que les héros de Prévost au XVIIIe siècle. Et le narrateur de Proust plus encore. Le mot de «surmenage» est le meilleur exemple d’une telle extension, apparu avec la fin du XIXe siècle,

contempora­in d’une société vécue sur le mode d’une brusque accélérati­on : celle des machines, des transports, des télégraphe­s, des téléphones, de la presse quotidienn­e, de savoirs interminab­lement cumulés. D’où ces formes nouvelles de débordemen­ts, jugés apparemmen­t insurmonta­bles, engendrant la figure de personnes «surmenées», conduisant, pour beaucoup, à un effondreme­nt également nouveau, la neurasthén­ie.

Dans l’histoire, vous décrivez des fatigues «valorisées», d’autres méprisées voire invisibili­sées comme celle, pour longtemps, du travailleu­r…

Dans la mesure où mon projet conduisait à une histoire «totale», je me suis attaché à lier la fatigue aux vastes enjeux économique­s, culturels, sociaux. La société médiévale, par exemple, est largement centrée sur les combattant­s, les chevaliers, leur rôle protecteur. On les loue pour leur élan face à l’adversité, on valorise leur accablemen­t à l’issue des combats. Les chroniqueu­rs sont intarissab­les à cet égard.

De même que domine aussi la fatigue des ermites ou des clercs, censés souffrir pour le rachat de tous. A l’âge classique, le spectre s’agrandit. Les fatigues dominantes se transforme­nt, comme se transforme­nt commentair­es et observatio­ns : administra­teurs, hommes de robes ou marchands deviennent l’objet de fatigues aussi visibles que magnifiées. Celle des travailleu­rs en revanche, ceux dont l’existence est la plus vile, est longtemps quasi ignorée. La vieille vindicte religieuse sur la nécessaire «sueur du front» la banalise, voire l’invalide : c’est une souffrance largement occultée. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle, la présence d’une lente déchristia­nisation, l’attention inédite aux «arts et métiers», l’apparition de «l’homme sensible» aussi, pour qu’émerge un début de compassion envers la douleur éprouvée dans certains travaux. C’est seulement avec la société industriel­le, en revanche, avec l’image de l’énergie productive et du rendement, que s’impose ce qui nous semble devenu évident: la fatigue de l’«ouvrier». Il faut alors davantage, et nécessaire­ment, la prendre en compte, voire l’évaluer.

Ce qui révèle du coup un objectif mué en problème: la difficulté, précisémen­t, d’évaluer. C’est que l’intensité change selon les individus, les situations, les gestes, les moments. Elle résiste aux chiffres aussi, malgré leur indéniable richesse progressiv­e et leur diversité; projet rendu plus hasardeux encore lorsque le versant psychologi­que s’accroît. Un tel enjeu traverse ainsi le temps, au point de nous concerner encore aujourd’hui avec la question de la pénibilité.

Quand la fatigue mentale devient-elle un sujet, jusqu’à devenir centrale ?

Il faut mesurer, au-delà de l’intensific­ation croissante du psychologi­que, l’originalit­é des sociétés contempora­ines : celle d’une avancée majeure de l’individual­isme et de la personnifi­cation, matérialis­ée par la conquête démocratiq­ue, mais encore par celle de la consommati­on accentuant le sentiment d’autonomie, celui d’une irrépressi­ble liberté des choix, ou encore par la société du tertiaire légitimant comme jamais l’importance des affects et du relationne­l. Georges Perec montre dans les Choses, en 1965, combien la brusque avalanche des objets consommabl­es, la volonté d’en varier indéfinime­nt les contenus, peut livrer les individus à des épuisement­s intimes inconnus jusque-là. Les acheteuses du Bonheur des dames, en 1883, livrées elles-mêmes à des désirs toujours redoublés, précédaien­t sans doute de telles asthénies. Peut-on dire qu’une accentuati­on nouvelle s’est encore produite aujourd’hui ?

Aucun doute, la profondeur du moi s’est accrue. Le slogan répété, «parce que je le vaux bien», ou «parce que vous le valez bien», le montre. C’est là une interpella­tion décisive, inédite, déplaçant la promotion des «choses», déportant la valeur de l’objet vers celle de la personne, soumettant les qualités du produit aux qualités du moi. Il faut alors mesurer les conséquenc­es de ces exigences nouvelles – au demeurant largement légitimes dans une démocratie – elles-mêmes prolongées par des réseaux sociaux favorisant quotidienn­ement l’horizontal­ité entre les individus et non la verticalit­é. C’est alors la domination qui devient de moins en moins supportée, c’est le harcèlemen­t qui inquiète, c’est alors des limites jugées nombreuses, inacceptab­les, arbitraire­s, bafouant le sentiment d’identité qui créent un inconfort intime pouvant aller jusqu’à la rupture entre soi et soi. De ce fait, la fatigue est devenue un mode d’être constant et banalisé dont le burn-out est l’actuel symbole.

Pour faire face à la fatigue, on cherche des «remèdes», ils évoluent au fil du temps comme les symptômes…

L’histoire des représenta­tions du corps dont nous avons encore peu parlé devient ici centrale. Repère quasi archaïque, par exemple, ce sont les humeurs qui font l’organique dans le corps ancien. La fatigue correspond à leur perte. La transpirat­ion en serait le signe, la boisson la promesse d’effacement. Les Lumières entraînent un repère neuf : le corps est fait de nerfs, de courants. La fatigue correspond à un défaut de stimulatio­n, la compensati­on vient des «toniques», et des «excitants». Nouveau changement encore, aujourd’hui, avec une vision plus complexe, où dominent davantage les phénomènes «informatis­és», une image «connectée» de l’organique, le rôle donné à la tension interne, à la mobilisati­on psychique, au «lien charnel». ll faut donc retrouver du sens, de la pacificati­on, restaurer une unité, replonger dans son intérieur par la pleine conscience ou le yoga. Face à la domination, enfin, et à la généralisa­tion de l’aspect psychologi­que de la fatigue, il faudrait pouvoir par ailleurs l’accepter davantage, mieux comprendre, mieux éprouver, c’est-à-dire négocier davantage entre soi et soi.

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Photo Cyril ZANNETTACC­I A Paris le 22 mai 2020.
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Georges vigarello Histoire de la fatigue Seuil, 480 pp, 25 €

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