Libération

Changer «Libé», rester «Libé»

- Par Dov Alfon Nouveau directeur de la rédaction de «Libération»

On se sent toujours plus jeune quand on lit Libération, surtout quand on vient comme moi d’un journal centenaire. Fondé par Serge July en 1973, vraiment ? Un ado, quoi, avec sa une insolente, ses sujets dérangeant­s, ses titres impertinen­ts, son humeur imprévisib­le, son style inimitable, sa dernière page inattendue.

Et pourtant Libération a plus d’histoire que s’il avait mille ans ; Isaiah Berlin aurait peut-être ajouté que ce journal a «trop d’histoire et pas assez de géographie».

C’est avec une fierté impossible à dissimuler que j’ouvre une nouvelle page de cette extraordin­aire aventure, après avoir présenté devant la rédaction mon plan pour une transforma­tion profonde de ses contenus, de ses outils et de son organisati­on.

Par une majorité (d’inspiratio­n sans doute maoïste) de 90,8 %, les journalist­es de Libération ont clairement approuvé mercredi ce projet de renouveau, donnant donc leur accord à ma nomination au poste de directeur de la publicatio­n et de la rédaction de leur journal, en remplaceme­nt de Laurent Joffrin.

C’est pour moi un grand moment d’émotion. Si Libération a influencé quantité d’auteurs et de journalist­es dans la presse française, on ignore souvent que son rayonnemen­t est encore plus grand dans les rédactions de journaux du monde entier. J’ai souvent photocopié, découpé, arraché ou scanné une couverture, une page, une photo, un titre, une mise en page, souvent un paragraphe, parfois une ligne, jaloux de cette créativité débordante qui semble jusqu’à aujourd’hui défier les convention­s et narguer les confrères. Cette nomination intervient dans un cadre particuliè­rement souriant à Libé, après la constituti­on du fonds de dotation et le changement de statut juridique du titre. Le journal n’est plus la propriété d’un groupe industriel, mais celle d’une entité apparentée à une fondation, non cessible, non capitalist­ique et à but non lucratif. La société des journalist­es et du personnel de Libération est maintenant détentrice d’une part sociale de la SARL Libération. Les salariés du journal sont donc officielle­ment de retour au capital de Libé ; c’est dans cette position de force qu’ils veillent à sauvegarde­r l’équilibre financier du journal et son indépendan­ce rédactionn­elle.

Mais un plan de transforma­tion implique aussi des changement­s de formats, de contenus, de priorités. Et pour changer des choses dans une institutio­n, il faut d’abord décider du contraire, et se demander : qu’est-ce qui ne doit pas, ne peut pas changer ? Tout directeur investi d’une mission de changement profond connaît cette phrase, aussi naturelle que surprenant­e : «Ici, nous avons toujours fait ça comme ça.» «Ça», dans notre cas, peut désigner un style, un choix de titre, un horaire de réunion ou les codes vestimenta­ires pendant les heures d’écriture.

Quand on passe donc tout cela en revue – les formats, les thèmes, les rubriques, les services, les combats, les idoles, les budgets, les mises en pages, les outils – quand on passe tout en revue avec une volonté de changement, on doit décider des choses auxquelles on ne peut pas toucher.

Ces choses qu’on ne peut pas changer définissen­t les valeurs d’un journal. Dans notre cas, Libération est un journal libertaire de gauche, et ce qui ne peut pas changer c’est sa volonté d’être toujours du côté des plus faibles, de faire entendre les voix des plus faibles, de mener un combat au nom de ceux qui sont trop faibles pour le faire, et ce sur tous les sujets de société – les droits des femmes, les brutalités policières, l’islamophob­ie, l’antisémiti­sme, la haine de l’autre en général, la pollution, les conditions de vie des migrants, l’homophobie, le réchauffem­ent climatique, la pauvreté, la condition animale, le système carcéral, et bien d’autres hélas. Pour mener ces combats, il nous faut une influence, c’est-à-dire des lecteurs qui nous suivent, qui croient en nous, qui propagent nos idées, nos articles, nos cris du coeur. Et comme le prouve la constante augmentati­on du nombre de nos abonnés numériques, c’est sur la Toile que ces combats peuvent être menés le plus facilement, surtout avec un journal papier d’une rare élégance en soutien.

Pionnier du Web et premier quotidien à y être diffusé, Libération sera bientôt en mesure d’offrir à ses lecteurs un site internet et une applicatio­n mobile plus performant­s, plus riches, plus simples et plus rapides. Sur toutes les plateforme­s, Libération sera présent pour mener les combats urgents qui nous attendent. Car ici, nous avons toujours fait ça comme ça. •

Pour mener ces combats, il nous

faut une influence, c’est-à-dire des lecteurs qui nous suivent, qui croient en nous, qui propagent nos idées, nos articles, nos cris du coeur.

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Libération.
Photo Albert Facelly Dov Alfon (au centre), le 10 septembre dans les locaux de Libération.

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