TOSCANE Pour la gauche, le calice jusqu’à la Ligue ?
La région de Florence, bastion communiste puis démocrate, pourrait tomber dans l’escarcelle de l’extrême droite aux élections partielles de dimanche et lundi. Le parti de Salvini mise sur la jeunesse pour l’emporter.
Le maire démocrate de Florence évoque le siège de la ville de 1529 mené par les troupes du Saint Empire. D’autres élus convoquent le souvenir des antiques affrontements entre les cités toscanes et la dominatrice ville des Médicis. Le grand quotidien progressiste la Repubblica fait sa une sur «la bataille sur l’Arno». A la veille de l’élection régionale de dimanche et lundi, le scrutin qui concerne près de trois millions d’électeurs de Pise à Arezzo en passant par Sienne ou Livourne, suscite l’appel à la rescousse des grands faits du passé. Car il y a longtemps qu’autour du Ponte Vecchio on n’avait assisté à une élection à l’enjeu aussi historique. A en croire les derniers sondages, le bastion rouge de la Toscane, gouverné depuis la guerre par la gauche, pourrait en effet tomber aux mains de l’extrême droite de Matteo Salvini. Les deux candidats Eugenio Giani pour le Parti démocrate (PD, centre-gauche) et Susanna Ceccardi pour la coalition de droite emmenée par la Ligue sont au coude-à-coude.
Dans les ruelles de Florence, encore étourdie par l’épidémie de coronavirus et désertée par les touristes, le fracas de la joute politique semble résonner comme un écho lointain. Peu d’affiches, quelques réunions publiques et seulement deux grands meetings avec des leaders nationaux. Néanmoins,
«c’est un véritable défi pour les Toscans mais aussi pour toute l’Italie», résume Dario Nardella, le maire de Florence qui a succédé en 2014 à Matteo Renzi au Palazzo Vecchio et qui prévient: «Nous sommes dans la même situation qu’en janvier dernier en Emilie-Romagne», quand Matteo Salvini avait tenté de donner l’assaut à l’autre grande zone rouge de l’Italie. «Avec les régions des Marches, de l’Ombrie et de l’EmilieRomagne, la Toscane a toujours vu la prédominance de la gauche, communiste, socialiste puis aujourd’hui démocrate. C’est une donnée historique qui est antérieure à la Première Guerre mondiale et était liée à la pratique du métayage», rappelle Roberto D’Alimonte, professeur à l’université Luiss de Rome. Il poursuit: «La Résistance, qui a été particulièrement active dans cette région, a renforcé cette implantation des forces de gauche, lesquelles ont ensuite enraciné, après-guerre, un pouvoir local fondé sur un réseau d’organisations, d’associations et de coopératives. Jusqu’à récemment, cette culture politique se transmettait de génération en génération. Ce mécanisme est en crise depuis une vingtaine d’années. L’érosion a été lente mais le phénomène s’est accéléré dans les dernières années.» «Une victoire de la Ligue serait un cataclysme, une sorte de consécration», s’enthousiasme de son côté Andrea Picchielli, 31 ans et coordinateur provincial des jeunes de la Ligue, en sirotant un Coca zéro.
La jeune garde de militants de la lIgue
Pendant des décennies, seules quelques enclaves catholiques comme Lucques ont échappé à l’hégémonie de la gauche. Et dans les années 80 et 90, la Ligue du Nord d’Umberto Bossi n’a jamais réussi à tailler des croupières au bon gouvernement des administrations locales au sud du Pô. Mais en à peine quatre ans, la Ligue de Matteo Salvini, qui a transformé le parti en une formation d’extrême droite à vocation nationale et non plus autonomiste, est parvenue à conquérir six des dix chefs-lieux de la région, dont Pise et Sienne. Et cela en s’appuyant sur une jeune garde de militants. «Il y a quelques années, c’était difficile de militer pour la Ligue en Toscane.
Parfois, on subissait même des agressions», se rappelle Andrea Picchielli. Petit-fils d’un résistant, issu d’une famille de gauche, ce jeune exportateur en vin a été élu l’an dernier conseiller municipal d’Empoli. De l’immigration («On n’est pas contre mais il faut qu’elle soit maîtrisée sinon les étrangers finissent par dealer») à la fracture politique («Il n’y a plus de droite et de gauche mais le peuple contre les pouvoirs forts») en passant par la politique locale («La gauche a transformé Florence en un parc de jeux pour touristes»), les jeunes léguistes ont des éléments de langage bien rôdés. «Nous suivons régulièrement des cours de formation. Un peu comme le faisait autrefois le Parti communiste», sourit le dirigeant dans sa chemise bleue et son bermuda clair. Il insiste sur l’aspiration au changement : la candidate à la présidence de la région, Susanna Ceccardi, n’a que 33 ans et a été, en 2016, la première maire de la Ligue en Toscane, élue à Cascina. «L’argument principal de la Ligue, c’est le changement pour le change
ment, même si c’est un changement fictif, vide, de colère», se désole Sandro Fallani, maire démocrate de Scandicci, aux portes de Florence. Il tente de remobiliser les troupes en dénonçant le double jeu de la Ligue qui prend ses distances avec les militants les plus radicaux (l’un d’entre eux s’est pris en photo devant la tombe de Mussolini) tout en les réintégrant dans les initiatives du parti. Avant de policer son discours, la candidate Susanna Ceccardi s’était elle aussi distinguée en refusant de célébrer l’union civile d’un couple homosexuel, en dénonçant Imagine de John Lennon au motif que la chanson serait «d’inspiration marxiste», ou en déclarant : «Ceux qui m’accusent de tenir davantage à la vie d’un chihuahua qu’à celle d’un immigré ne comprennent pas que les chihuahuas ne débarquent pas par milliers sur nos côtes.»
«Les loups se sont travestis en agneaux, met en garde Dario Nardella dans un dernier meeting à Scandicci devant 300 personnes. La Ligue veut remettre en cause toutes les conquêtes sociales des cinquante dernières années, notamment la santé publique qui, ici, a bien résisté durant le coronavirus.»
Un modèle économique inadapté
«Le problème, c’est que nous avons abandonné à la droite l’idée du changement, ajoute Sandro Fallani qui doit gérer une ville populaire. Nous avions bien gouverné la Toscane, mais il nous manque désormais une vision, un projet. Résultat, à la moindre difficulté, sécuritaire, dans l’emploi, dans l’obtention immédiate d’un service public, les citoyens passent tout de suite à la critique. On oublie qu’en Toscane, nous avons l’une des meilleures qualités de vie d’Europe.» Mais le ralentissement est aussi passé par là.
Avec un revenu moyen de plus de 20 000 euros annuels et un taux de chômage de 6,7 % de la population, «il serait excessif de dire que la région connaît un déclin brutal, analyse Lucio Poma, chef des études à l’Institut de recherches économiques. Mais à la différence de l’Emilie-Romagne, la Toscane n’a pas su s’adapter aux changements de l’économie mondiale à partir des années 2000. Son modèle est fondé sur la petite entreprise et l’artisanat, qui sont aujourd’hui sous-dimensionnés et pas assez innovants.» L’an passé, plusieurs villes ont été en récession et certains secteurs ou entreprises comme la banque Monte dei Paschi di Siena sont durablement en crise.
Reste qu’au début de l’été, la forteresse toscane semblait encore imprenable. En raison du poids de Florence dans la région (30 % du corps électoral) et de son solide ancrage à gauche. En mai 2019, Dario Nardella a été réélu maire de la ville dès le premier tour. «Le centre gauche considérait qu’en Toscane, la victoire était acquise, analyse Roberto D’Alimonte. Du coup, le Parti démocrate a fait l’erreur de choisir un candidat faible.» Imposé par Matteo Renzi, Eugenio Giani, 61 ans, est en politique depuis 1990. «Quand Susanna [Ceccardi] était à la crèche, Giani était déjà un élu», tacle Matteo Salvini. «Giani, c’est le candidat du PD, pas le candidat du peuple», grince-t-on chez les électeurs démocrates, qui dénoncent la décision «arrogante» de leur imposer un porte-drapeau sans charisme. Pour la gauche, la bataille sur l’Arno est d’autant plus délicate que Matteo Salvini n’a pas reproduit les erreurs commises en Emilie-Romagne, lorsqu’il avait occupé le terrain, cherchant à transformer le scrutin local en test national. «Cette fois, il a joué profil bas et mené une campagne moins visible et plus tranquille, décrypte Roberto D’Alimonte. Même si la Ligue est en recul dans les sondages nationaux à 25% [contre 34 % aux européennes de 2019, ndlr], cela reste le premier parti d’Italie.»
Pas d’accord trouvé
avec le M5S
«Dans un premier temps, tout le monde a sous-estimé la menace de la Ligue en Toscane, y compris les “Sardines”», admet Giulia Trappoloni, l’une des quatre trentenaires qui avaient remobilisé les électeurs en Emilie-Romagne pour faire barrage, avec succès, à l’extrême droite. Cette fois, les Sardines n’ont mené que quelques initiatives : «Il était plus dur de descendre dans la rue en période de Covid», regrette la jeune activiste. Par ailleurs, si la gauche gouverne avec les Cinq Etoiles (le M5S) au niveau national, elle n’a pas réussi à nouer un accord en Toscane avec le mouvement de Beppe Grillo. Celui-ci avait appelé à une alliance dans les sept régions concernées par ces élections. Une seule a été trouvée, en Ligurie. «Nous ne pouvions pas faire alliance avec le Parti démocrate, explique Irene Galletti, la candidate M5S en Toscane. Ils n’ont pas voulu discuter du nom du candidat et ont ignoré nos propositions, notamment sur l’environnement et la santé.» D’autres listes de gauche radicale risquent aussi de prendre des voix à Eugenio Giani.
Une défaite de la gauche aurait sûrement des répercussions au sommet du PD, son secrétaire national, Nicola Zingaretti, risquant alors son fauteuil. En revanche, les responsables démocrates et du M5S ont répété qu’il n’y aura pas d’effet sur le maintien du cabinet de Giuseppe Conte. «Un résultat négatif affaiblirait le gouvernement mais nous devons aller de l’avant», a estimé le numéro 2 du PD, Andrea Orlando. En revanche, un nouvel échec de Matteo Salvini en Toscane, après celui d’Emilie-Romagne, pourrait mettre en difficulté le leader de la Ligue. Notamment envers son camarade de parti, Luca Zaia, président sortant de la région de Venise, et promis lundi à un vote plébiscitaire. •
«L’argument principal de la Ligue, c’est le changement pour le changement.»
Sandro Fallani maire de Scandicci