MAINTIEN DE L’ORDRE «Une splendide décrépitude»
Les sociologues Fabien Jobard et Olivier Fillieule ont participé à la réflexion sur le «schéma national du maintien de l’ordre». Critiques à l’égard du texte final dévoilé jeudi par le ministère de l’Intérieur, ils regrettent son cadre très légaliste empr
«L’exercice de la liberté d’expression et de communication […] est une condition première de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. L’Etat a la responsabilité de garantir cet exercice.» C’est par ces phrases solennelles que s’ouvre le nouveau «schéma national du maintien de l’ordre» (SNMO), qui fige désormais la doctrine du ministère de l’Intérieur pour la gestion des manifestations. Loin de faire preuve d’inflexion, les autorités entérinent la quasi-intégralité des méthodes observées depuis des années dans les cortèges et lors d’interventions dans les quartiers populaires. Ce document, publié jeudi, est l’aboutissement d’une réflexion qui avait été lancée en juin 2019, à la suite de centaines de plaintes pour violences qui visaient les forces de l’ordre.
Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre acte notamment l’impératif d’intervenir à la moindre dégradation, et confirme la présence possible des unités non spécialistes comme les brigades anticriminalité (BAC) lors des manifestations. L’utilisation d’armes dites «de force intermédiaire», dont les tirs ont mutilé des dizaines de personnes, est aussi confortée. Concernant le lanceur de balles de défense (LBD), un seul aménagement est prévu : la présence d’un superviseur avec le tireur. Fabien Jobard, directeur de recherche au CNRS, et Olivier
Fillieule, professeur de sociologie politique à l’Institut d’études politiques (IEP) de l’université de Lausanne, ont participé à un groupe de travail destiné à nourrir la réflexion sur ce nouveau schéma national. Spécialistes de la police et des mouvements sociaux, ils publient Politiques du désordre (Seuil) le 5 novembre, et reviennent pour Libération sur l’élaboration de cette doctrine et ses angles morts. Quel a été votre rôle dans l’élaboration du schéma national du maintien de l’ordre ?
Fabien Jobard : On a été conviés à participer à un groupe de réflexion, sans savoir exactement comment et par qui le document était élaboré. On en a eu une version, en octobre dernier, puis on s’est réunis deux fois. On a entendu des associations, également le Défenseur des droits. Olivier et moi avons fait part d’observations écrites. Et nous avons découvert le rapport, comme vous, jeudi. La procédure d’élaboration du SNMO n’a pas été au niveau de l’inquiétude publique sur le maintien de l’ordre. C’est une occasion manquée de dialogue, de délibération collective.
En 2016, après les manifestations contre la loi travail, vous écriviez qu’en termes de maintien de l’ordre, la France était dans «un splendide isolement». aujourd’hui ? Olivier Fillieule : Une splendide décrépitude, pourrait-on dire aujourd’hui. Ce n’est plus une question d’isolement mais de descente aux enfers. En 2016, nous avions le sentiment que le maintien de l’ordre à la française était en train de diverger de ses éléments fondamentaux, de sa doctrine comme le non-contact, alors qu’au même moment, des pratiques dites de désescalade étaient développées dans d’autres pays européens. Le traitement du mouvement des gilets jaunes a creusé l’écart. Tous les problèmes accumulés depuis 2016 s’y révèlent au grand jour, face à un mouvement puissant, inattendu et d’une durée inédite.
Pendant un moment, on a senti une volonté de faire autrement. Après notre article en 2016 paru dans la Vie des idées, on a été reçus, notamment, par la préfecture de police de Paris. Le préfet de police disait vouloir s’inspirer de l’Allemagne et a d’ailleurs envoyé pas mal de cadres policiers à Berlin. On a vu le canon à eau ressortir à Paris, qui est l’un des instruments pivots des tactiques allemandes. Ça n’a pas tenu.
Il faut dire qu’entre l’Allemagne et la France, il existe des différences conjoncturelles. Ainsi, les gilets jaunes ont d’emblée voulu rompre avec les formes classiques et attendues de la manifestation. Les forces de police ont immédiatement réagi avec une brutalité inouïe. Les pourfendeurs des logiques de désescalade se sont retrouvés renforcés et ont soutenu une doctrine d’intervention précoce et d’interpellation inspirée de la gestion des violences urbaines. Il y a aussi des différences structurelles entre les deux pays. Une des dimensions dont on parle peu est le budget. L’Allemagne n’a pas de souci budgétaire. Le vieil adage français «montrer la force pour ne pas avoir à s’en servir» a un coût, celui de déployer de nombreuses unités de CRS ou de gendarmes. Et les pouvoirs publics ont estimé, au fil des ans, que cette stratégie était tout simplement trop chère.
Que retenez-vous du document publié par le ministère de l’Intérieur ?
F.J. : J’ai un double sentiment. D’abord celui que certaines idées que nous exposions en 2016 ont fait leur chemin. Le SNMO affirme qu’il doit y avoir un contact permanent avec les organisateurs, même quand ceux-ci sont informels. Plus encore : des équipes policières seront dédiées à ce contact tout au long de la manifestation. Ce SNMO rapproche la France de ce qui a fait ses preuves en Suède ou en Allemagne. Mais dans un cadre strictement légaliste : la loi, c’est la loi. La doctrine défend une tolérance zéro à l’égard des désordres. Le SNMO dit concevoir la manifestation comme le fait la Cour européenne des droits de l’homme. Mais il emploie l’expression «manifestation légale». Or, la Cour européenne dit bien que l’Etat a le devoir de protéger la manifestation, même lorsqu’elle n’est pas déclarée, donc illégale, ou qu’elle entraîne des désordres. Le droit européen a une théorie du désordre acceptable. Là, le ministère de l’Intérieur dit qu’au moindre désordre ou à la simple menace de trouble, il faut intervenir «au plus près» et interpeller. C’est une tout autre conception.
O.F. : Le SNMO va en effet dans le bon sens, sur le papier, dans certains domaines. Mais le flou entretenu dans le document sur ce qu’il faut entendre par «désordre», «violence aux personnes et aux biens» et «atteinte aux symboles de l’Etat ou de ses représentants», laisse grande ouverte la possibilité d’un maintien de l’ordre violent à la moindre occasion.
Cette volonté de réaction immédiate au moindre trouble a en effet une conséquence très concrète. A partir de là, comme le prévoit la loi, la police peut utiliser la force et des armes qui mutilent pour répondre à des dégâts matériels…
F.J. : C’est vraiment cette dichotomisation de la manifestation qui caractérise le schéma national du maintien de l’ordre. D’un côté, le ministère va former des journalistes, les embarquer avec eux, faire en sorte qu’il y ait un vocabulaire commun et une vision commune de la manifestation et de la manoeuvre. C’est vouloir renouer le lien avec l’opinion publique, avec la société. D’un autre côté, la moindre casse mobilisera immédiatement la force publique, l’interpellation voire la dispersion. Ceux qui troublent l’ordre public sont ceux qui troublent la paix publique, ils s’excluent du contrat social. Ce qui surprend ici,
c’est la place prise par les black blocs dans cette conception de la manifestation. Ces tout petits groupes auront finalement inspiré la conception publique de l’ordre et du désordre.
O.F. : On est un peu dans une logique semblable à la manière dont les mouvements altermondialistes, marqués par la présence des anarcho-autonomes, ont produit des changements de tactique étendus à toutes les formes de rassemblement d’opposition. Or, d’une part, la riposte en miroir aux black blocs s’est révélée perdante. D’où la recherche de modèles alternatifs avec le projet Godiac (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe), auquel la France n’a pas participé. D’autre part, la menace de «formes radicales nouvelles» sert aussi de justification et de cache-sexe à une intolérance croissante à toute forme de contestation du pouvoir dans la rue. En France, on a le sentiment que le ministère de l’Intérieur réagit de moins en moins à ses échecs, par paresse ou bien par aveuglement. Les évolutions médiatiques et la fébrilité politique ont-elles aussi changé la donne ?
F.J. : Quand, en 1995, on faisait des entretiens avec les policiers qui pensaient ces questions, on entendait un propos assez bonhomme, qui consistait à dire que quand il y a des types qui ne veulent pas bouger, eh bien… on attend. C’était aussi l’époque où l’on écrivait que la police était une réserve inépuisable de forces. Ce n’est plus le cas. Mais aujourd’hui, dans les salles de commandement, BFM est allumé, au ministère, BFM est allumé, dans n’importe quel cabinet de préfecture, BFM est allumé. Dès qu’il y a un feu de poubelle, le titre à l’écran, c’est «forte tension», et ce feu de poubelle va tenir trois quarts d’heure d’antenne. Le politique est victime de cela : c’est le chaos, et vous ne faites rien ? Le rapport au temps change complètement.
Le débat sur l’usage des armes dites intermédiaires (LBD, grenades de désencerclement…) a-t-il été posé ?
F.J.: Après un long silence sur le sujet, il y a bien eu discussion dans le groupe de travail. La plupart de ceux qui le composaient sont des policiers ou des gendarmes qui ont fait du maintien de l’ordre à une époque où il n’y avait pas de LBD. Par ailleurs, les ophtalmologues sont venus expliquer que dans tou
LIBÉ.FR
Pas d’exception pour les journalistes et les ONG : le «schéma national du maintien de l’ordre» souligne que les journalistes et les observateurs des ONG ne peuvent pas continuer à suivre une manifestation dès lors qu’un ordre de dispersion est donné, au risque de les empêcher de témoigner d’éventuelles violences. A lire sur notre site. tes les blessures oculaires qu’ils ont traitées, il n’y avait jamais d’éclat de verre ou de plastique. Les manifestants touchés n’avaient donc jamais de protection, ils ne s’étaient pas équipés pour affronter la police. Leur intervention a pesé. Le SNMO dit aujourd’hui qu’il faudra un superviseur pour tirer au LBD. Soit. Mais le LBD reste une arme pensée pour la légitime défense. Et en situation de légitime défense, on ne demande pas d’autorisation à un superviseur. Pour nous, le LBD est à l’opposé de ce que doit être le maintien de l’ordre. Cela dit, le rapport est un signal envoyé aux chefs: le LBD peut-être, mais pas façon ball-trap. Avec un superviseur, le policier qui tire sait qu’il mouille son collègue. Il réfléchira. Comment comprenez-vous que tous les responsables, tant politiques que policiers, refusent d’employer le terme de violences policières ?
O.F. : Cela fait partie du jeu politique. C’est un sacré paradoxe de dire qu’on ne peut pas parler de violences policières dans un Etat de droit, comme l’a fait Emmanuel Macron. Cela n’a évidemment aucun sens et l’actualité rend son propos pour le moins obscène. On a à vrai dire l’impression que ce sont les syndicats de police qui donnent le la. Ils ont un pouvoir d’influence considérable sur le politique, et le gouvernement a semble-t-il renoncé à mettre de l’ordre dans un syndicalisme dont les modes d’intervention sont de plus en plus toxiques au regard de la mission d’emploi des fonctionnaires de police.
F.J.: Le politique est sous la menace permanente de l’appareil policier. Les attaques terroristes pèsent beaucoup sur les discussions qu’on a là. Les policiers ont été suremployés. Ils en ont été souvent victimes et à force d’hommages et de minutes de silence, dans notre si laïque société, les policiers ont été au fil des ans sacralisés. Ce qui les place au-delà de la critique rationnelle. Ce n’est pas sain. •