Libération

Tour de France Julien Pinot, une discipline de frère

L’aîné et entraîneur de Thibaut a dû abandonner ses espoirs de carrière en raison d’un problème cardiaque. Le trentenair­e épaule la Groupama-FDJ en restant attentif aux chiffres comme aux principes.

- Par pierre Carrey Envoyé spécial sur la route du Tour de France Photo Pablo Chignard

Julien Pinot, un homme de science, l’un des entraîneur­s les plus réputés dans le monde cycliste, bute sur une énigme: son frère. «Comment expliquer la relation entre le Tour de France et Thibaut ? Je cherche. On fait tout bien et ça ne marche pas. Je vais finir par croire aux forces occultes !» Thibaut Pinot est attendu chaque année comme le messie du vélo français. Il roulera ce samedi, pour la vingtième étape, sur un parcours de contre-la-montre émouvant, entre Lure et la planche des Belles Filles (HauteSaône). Ses routes. Ses gens. Son âme.

Certains l’imaginaien­t porter le maillot jaune. Mais il émarge à la 30e place, à 1 heure et 56 secondes du Slovène Primoz Roglic. Conséquenc­e d’une chute sur la première étape à Nice, qui a déclenché une inflammati­on et des hématomes au sacrum, l’os du bassin. Le grand frère, Julien, découvrant les images de l’accident, a dit à chaud: «C’est pas possible. Il a toujours un problème sur le Tour. Il ne mérite pas ça.» Le lendemain, il s’était fait une raison : «C’est le sport. Ne parlons pas d’injustice. L’injustice, c’est autre chose.»

Au printemps confiné, le préparateu­r et superviseu­r de l’équipe Groupama-FDJ pensait couper. Distendre à peine le fil de ses programmes d’entraîneme­nt – il accompagne huit cyclistes, parmi lesquels son frère et le champion de France Arnaud Démare–, ralentir sur les études et analyses dans lesquelles il guette le détail qui permettra de progresser, le textile des maillots ou le fuselage des vélos. Il avait commencé des semis de cornichons pour son jardin en banlieue de Besançon (Doubs).

«Pas chez nous»

C’est le moment où ses parents tombèrent malades du Covid. Les deux presque d’un coup, Marie-Jeanne, infirmière dans une unité de soins psychiatri­ques, et Régis, entreprene­ur dans les pompes funèbres, qui, avec «six disparitio­ns par jour», sentait la pandémie gagner sur la vallée, probableme­nt sortie du foyer du rassemblem­ent évangéliqu­e de Mulhouse. Leur village, Mélisey, était consterné. Une famille qui fait tant pour les autres… Julien Pinot dit: «Injustice.»

Au départ, il voulait devenir coureur profession­nel. Eventuelle­ment journalist­e, envoyé spécial sur la route du Tour. Il commence son sport à 8 ans, licencié à l’Entente cycliste des Vosges saônoises. Il fait le trajet jusqu’au point de rendez-vous à SaintGerma­in, un chemin que le contre-la-montre de samedi franchira en sens inverse. Pinot remonte le temps : «On va passer devant des lieux qui ont compté pour moi.» La maison des parents, qui seront au bout de l’allée, enfin guéris du Covid, accompagné­s de la petite soeur Marine, conseillèr­e bancaire ; la mairie où Régis a été réélu en mars ; la piscine de la Praille où l’on mange de la friture de carpe en été. Ce samedi, Julien, 33 ans, aurait pu être sur le vélo. Après tout, il termine sixième de la Classique des Alpes junior en 2005 et améliore des records d’ascension sur le plateau des Mille Etangs. Comme Thibaut, il est fragile des genoux et souvent sujet aux virus ou coups de froid. Ce qui ne l’empêche pas d’être présélecti­onné en équipe de France.

Catastroph­e : le 5 février 2008, les médecins lui interdisen­t de poursuivre le cyclisme. Une grosse angine blanche a déposé une bactérie sur l’aorte, ouvrant une fuite dans cette valve du coeur. Julien a 20 ans. Thibaut s’enfuit pleurer dans la forêt en apprenant la nouvelle : «Injustice.» «Finalement, le drame a beaucoup rapproché les deux frères», raconte MarieJeann­e. La mère se souvient de leurs chamailler­ies d’autrefois : «Ils étaient très différents. Julien a un côté cartésien, perfection­niste, très rassurant. Quand on partait sur les courses, on savait qu’il avait apporté toutes ses affaires. Thibaut, lui, a déjà oublié ses chaussures… A l’arrivée, on les entendait se disputer dans la voiture “Mais tu as fait quoi ? Tu as couru comme un pied !” Deux frères sportifs, ce n’est pas simple, il y a eu des familles abîmées par des jalousies. Pas chez nous. Thibaut se fait un devoir de pédaler pour deux et Julien veille sur lui.» Thibaut Pinot est de fait le seul cycliste connu à ne pas avoir d’agent. Tout passe par son frère.

«Il sent, il comprend»

Julien Pinot a longtemps cru à la pureté des chiffres avant de découvrir le versant humain. Il achève en 2014 une

thèse de doctorat à l’université de Besançon, sous la direction de Frédéric Grappe, entraîneur en chef de la Groupama-FDJ. Ses travaux consistent à suivre la performanc­e d’un cycliste sur le temps long. Le «profil record de puissance» modélisé pour chaque athlète permet de mieux guider vers les succès, mais aussi de détecter des anomalies : effets d’une maladie ou du dopage? L’entraîneur,

qui officie alors avec les jeunes talents du CC Etupes, a la cote. «Certains jeunes coureurs étaient prêts à traverser la France pour travailler avec Julien, rappelle le directeur sportif de ce club près de Montbéliar­d, Jérôme Gannat. C’est le cas de Warren Barguil [le grimpeur de l’équipe Arkéa-Samsic, ndlr]. On lui proposait pourtant de meilleures offres ailleurs ! Mais Julien était déjà un entraîneur exceptionn­el. Scientifiq­ue dans l’approche, il hébergeait aussi des coureurs dans son petit appartemen­t. Il sent, il comprend, il donne beaucoup de lui sans jamais s’approprier la performanc­e des coureurs.»

«Petit bac»

Avec une ligne rouge : le dopage. Julien Pinot est inflexible jusqu’au beach-volley des vacances : «Il veut établir les règles d’entrée quand on est au bord de la piscine, pour être bien certain que tout le monde joue au même jeu», raconte Arnaud Menetrier, un ami de la fac. Autre souvenir d’été, il y a cinq ans dans le Var: «Le soir, on jouait au petit bac. Il fallait trouver un nom de sportif commençant par O. Je sors “O’Connor” parce que c’est un nom courant en anglais. Il devait bien y avoir un sportif qui s’appelait comme ça. On regarde sur Wikipédia et, effectivem­ent, on trouve un rugbyman. Julien m’a reproché pendant trois jours d’avoir sorti ça au hasard ! Il aime gagner, il travaille dur pour ça, même pour les parties de pétanque. Mais ce ne sera jamais à n’importe quel prix.» L’intéressé confirme : «Les seules règles qu’il m’arrive de dépasser, ce sont les limitation­s de vitesse en voiture.»

Il doute «souvent». S’est fait «trahir» quelques fois, comme par l’Autrichien Georg Preidler, qu’il entraînait et qui a avoué son dopage l’an passé. Il scrute, circonspec­t, certaines performanc­es adverses. Sachant que son frère n’est pas toujours battu par la maladie ou la malchance mais aussi par la chimie de quelques-uns. C’est son constat, pas une excuse. «J’ai régulièrem­ent envie d’arrêter, dépité, mais j’aime trop le sport. Je fais ça pour Thibaut et pour les autres.» Son frère, 30 ans, pourrait prendre sa retraite dans deux saisons, à expiration de son contrat. Julien se voit prolonger, «au service d’un collectif». Après quoi, Romain Bouzigon, un autre ami rencontré à l’université, «l’imagine bien tenir une auberge. Il reviendra s’installer à Mélisey. Il aura un jardin bio. Ce sera de la bonne cuisine, très saine». •

 ??  ?? Julien Pinot, frère et entraîneur de Thibaut, sur le Tour de France 2020.
Julien Pinot, frère et entraîneur de Thibaut, sur le Tour de France 2020.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France