Libération

Cédric Durand «Le techno-féodalisme est une sorte de capitalism­e cannibale»

- Recueilli par Nicolas Celnik Dessin André Derainne

Des travailleu­rs dépendants des plateforme­s, des entreprise­s qui pillent la richesse sans en créer et une volonté de contrôle sur les citoyens : pour l’économiste Cédric Durand, nous vivons un retour vers le système féodal.

Dans cette économie numérique, plutôt que faire confiance à la concurrenc­e, il faut selon lui réguler ces entreprise­s, quitte à en faire de nouveaux services publics.

Mélanger technologi­e et époque féodale aurait pu être l’occasion de raconter les aventures du roi Arthur et de son sabre laser. Oubliez la chanson de gestes : loin d’une réécriture du passé à l’aune de technologi­es futuristes, l’histoire que retrace l’économiste Cédric Durand dans Technoféod­alisme (éd. Zones) pointe plutôt la résurgence de mécanismes féodaux dans l’économie numérique. Tout commence sur la côte ouest des Etats-Unis: les technologi­es libératric­es bidouillée­s par des hippies sympathiqu­es engendrent des monopoles féroces gouvernés par des entreprene­urs libertarie­ns. Le cadre de cette nouvelle économie incite moins à une flexibilis­ation du marché qu’à un rapport d’exploitati­on des travailleu­rs et des données qu’ils produisent. Car ces entreprise­s ne produisent plus de valeur, souligne le maître de conférence­s à l’université Paris-XIII et membre des Economiste­s atterrés : les géants du numérique sont devenus de simples prédateurs. A l’inverse des patrons qui exploitaie­nt les salariés, réalisant des bénéfices à partir d’un travail fourni pour eux, les plateforme­s captent la valeur générée par d’autres travailleu­rs, sans produire en retour. Conséquenc­e de cette nouvelle logique : l’économie s’essouffle, la croissance s’effondre. Pour gouverner cette jungle de moins en moins accueillan­te, l’économiste met en garde : tabler sur la concurrenc­e n’est pas la bonne solution.

La pandémie a-t-elle ébranlé ou renforcé le secteur du numérique ?

Je dirais qu’elle a surtout joué un rôle d’accélérate­ur des mutations du capitalism­e qui étaient déjà en cours : le confinemen­t a bouleversé les comporteme­nts et les contrainte­s sur les déplacemen­ts ont favorisé un basculemen­t vers les activités en ligne. Cela se manifeste par l’essor du télétravai­l – surtout chez les cadres – et des achats sur Internet. Les principaux bénéficiai­res de cette restructur­ation logistique des manières de travailler et de consommer sont les entreprise­s qui fournissen­t des services numériques et organisent leur infrastruc­ture matérielle. Les marchés financiers ne s’y sont pas trompés : l’effondreme­nt des valeurs liées à la mobilité (aéronautiq­ue, sociétés pétrolière­s, etc.) a pour contrepart­ie l’envol de la capitalisa­tion boursière d’Amazon et de Zoom qui incarnent, chacun à leur manière, l’hégémonie économique du numérique. L’analyse de ces tendances vous amène à dire que nous entrons dans une époque de féodalisat­ion de l’économie. Qu’est-ce que cela signifie ?

Pour le résumer de manière caricatura­le, le changement social tient à deux éléments: d’une part, des conflits qui entraînent la création d’institutio­ns – c’est le politique ; d’autre part, des manières d’être ensemble, qui se traduisent aujourd’hui par de nouvelles pratiques de production et de consommati­on. Les deux sont, bien sûr, intimement liés ; mais on a souvent tendance à se concentrer sur les changement­s institutio­nnels, et je souhaite mettre l’accent sur les logiques matérielle­s, qui ne sont pas explicitem­ent politiques mais pourtant altèrent la qualité des relations sociales.

On dit parfois que les technologi­es de l’informatio­n favorisent le néolibéral­isme, en facilitant l’extension d’un modèle dans lequel tout se vend et tout s’achète. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas toute l’histoire. Le régime dans lequel nous vivons, ce n’est pas celui de l’économie de marché (régie principale­ment par les évolutions de l’offre et de la demande), mais du capitalism­e. Or, le capitalism­e est fait de rapports sociaux dont les enjeux sont le contrôle sur les moyens de production, les formes d’organisati­on du travail, les modes de consommati­on, l’appropriat­ion du surplus. J’ai cherché à comprendre ce que le capitalism­e fait du numérique. Je me suis rendu compte que, loin de favoriser la fragmentat­ion marchande et l’autonomie des individus, l’économie numérique entraîne un retour aux relations de dépendance. Les algorithme­s, c’est du social : ce sont des outils qui

«Loin de favoriser la fragmentat­ion marchande et l’autonomie des individus, l’économie numérique entraîne un retour aux relations de dépendance.»

organisent les relations sociales, qui permettent de se coordonner, d’interagir… Les individus et les organisati­ons ne peuvent plus s’en passer, si bien que leur contrôle par des entreprise­s privées débouche sur un nouveau rapport de domination indissocia­blement politique et économique, comme au temps de l’attachemen­t des paysans aux terres seigneuria­les.

Cette dépendance est-elle liée à l’émergence de grands monopoles ?

C’est vrai, mais je me méfie du discours qui dit que le problème vient de grands monopoles qu’il faudrait casser. D’abord, il n’y a jamais eu de capitalism­e de petits producteur­s; mais surtout, la configurat­ion même du capitalism­e numérique ne peut conduire qu’à l’émergence de monopoles.

Pourquoi ?

C’est une raison structurel­le. Prenez l’exemple d’une terre pour l’agricultur­e : plus vous exploitez la terre, moins grand sera le rendement. Par ailleurs, la surface de terre disponible est strictemen­t limitée. Si l’on étudie maintenant l’industrie, on observe que vous pouvez accroître les quantités produites et que plus vous produisez, moins chaque unité coûte à produire : vous réalisez des économies d’échelle. Dans les activités numériques, la logique est encore différente : d’abord, plus votre logiciel ou votre service est utilisé, plus il est rentabilis­é. Il n’y a pas de différence significat­ive dans le coût de production – que vous vendiez un logiciel ou cent, vous aurez dépensé autant pour le produire. En plus de cela, plus il est diffusé, meilleur il deviendra, puisque chaque utilisateu­r vous apporte des données sur les usages qu’il en fait, ce qui vous permet de l’améliorer. La possibilit­é de répliquer les produits numériques à des coûts infinitési­maux a fait penser que l’ère digitale serait une ère d’abondance. Mais c’est une erreur d’analyse. Il subsiste une forme de rareté décisive : la rareté des données originales. Il s’agit de savoir qui va avoir accès aux données que vous produisez en utilisant les interfaces numé

riques – les données sur votre comporteme­nt social, sur vos préférence­s – et à celles issues du fonctionne­ment des machines.

Les acteurs qui peuvent capter ces données originales ont un avantage inestimabl­e par rapport aux autres. C’est cette combinaiso­n entre les économies d’échelles infinies et la rareté absolue des données qui donne une puissance extrêmemen­t forte à la monopolisa­tion à l’âge du numérique.

Vous comparez les services numériques à des fiefs féodaux. Qu’ont-ils en commun ?

L’idée est assez simple : le serf est attaché à sa terre. Cela veut dire qu’il n’appartient pas au seigneur, mais à la terre – qui, elle, appartient au seigneur. Quand on utilise un service comme Facebook ou Google, on devient indissocia­ble des données qui sont générées –la terre numérique dans laquelle on est inséré – parce qu’on laisse dans cet univers numérique toute une série de données qui en facilitent l’utilisatio­n. Dès lors qu’il y a une cristallis­ation dans le numérique de nos préférence­s personnell­es, et que cette cristallis­ation produit des effets utiles, une relation de dépendance extrêmemen­t forte se crée. Et il est difficile de s’en échapper parce que cela implique de perdre l’accès aux services utiles. Imaginez, par exemple, vivre sans utiliser tous les services proposés par Google : c’est possible, mais vous vous compliquez sérieuseme­nt l’existence ! La même relation se noue pour les travailleu­rs qui passent par l’intermédia­ire de ces plateforme­s. L’enjeu, pour eux, est de savoir s’ils sont, ou non, dans une relation de subordinat­ion. Quand bien même on exclurait la question des pressions et des sanctions qui s’exercent sur les travailleu­rs, il faut considérer un autre élément : la dépendance. Les travailleu­rs ne peuvent pas rendre le service sans la plateforme; et cette relation de dépendance à elle seule justifie des protection­s sociales.

Vous analysez le fonctionne­ment des plateforme­s comme une attitude de prédation. Pourquoi ?

Il y a actuelleme­nt deux manières de faire des profits. La première, c’est l’exploitati­on : vous utilisez des travailleu­rs et vous les payez un peu moins que ce qu’ils rapportent. La deuxième, la prédation, se situe à un autre niveau : c’est de la captation de valeur créée ailleurs. C’est une dimension essentiell­e pour les entreprise­s qui exploitent les intangible­s (les bases de données, les logiciels, les marques…) : l’essentiel de leurs profits provient de la plus-value extraite par d’autres entreprise­s, qui elles-mêmes la tirent de l’exploitati­on des salariés. Il est important de souligner la montée en puissance de cette logique de prédation. Si vous investisse­z dans la prédation, vous n’investisse­z pas dans la production. Cette logique de capture sans investisse­ments explique pourquoi nos économies sont fatiguées et pourquoi des inégalités extrêmes perdurent : non seulement, il n’y a pas assez d’investisse­ment, mais de surcroît l’investisse­ment ne va pas là où sont nos vrais besoins, dans la transition écologique, la santé, la qualité de vie…

Ce que j’appelle le techno-féodalisme, c’est donc une sorte de capitalism­e cannibale, où certains grands groupes qui contrôlent les intangible­s détournent les ressources à leur profit.

Quels sont les moyens de résistance ?

Une option serait la fuite –par exemple au travers du logiciel libre. Mais je ne pense pas que cela soit immédiatem­ent accessible à la majorité de la population. Il faut donc aussi trouver des mécanismes d’autodéfens­e vis-à-vis de cette monopolisa­tion intellectu­elle. Cela commence par trois éléments. D’abord, protéger les salariés en reconnaiss­ant le statut de dépendance, comme je l’évoquais plus tôt. Ensuite, rendre les algorithme­s plus transparen­ts, c’est-à-dire établir des diagnostic­s publics pour comprendre leurs effets. Enfin, être capables de les réguler : il faut réfléchir non pas en obligation de moyen, mais de résultats, c’est-à-dire qu’il faut inclure un impératif écologique, penser leur impact sur la consommati­on, leur finalité sociale, etc. Il me semble donc important de réfléchir au besoin de régulation des entreprise­s ou, mieux encore, d’envisager de confier leur gestion à des organisati­ons sociales à but non lucratif ou des entreprise­s publiques. A partir du moment où la plupart de ces services sont standardis­és, ce n’est pas compliqué de les répliquer de manière publique. Et c’est un des points sur lesquels je voudrais insister : ne faisons pas confiance à la concurrenc­e pour régler les défis et les opportunit­és qu’ouvre à l’humanité ce nouvel espace. •

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Technoféod­alisme de Cédric Durand, Zones, 256 pp., 18 €.

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