Cédric Durand «Le techno-féodalisme est une sorte de capitalisme cannibale»
Des travailleurs dépendants des plateformes, des entreprises qui pillent la richesse sans en créer et une volonté de contrôle sur les citoyens : pour l’économiste Cédric Durand, nous vivons un retour vers le système féodal.
Dans cette économie numérique, plutôt que faire confiance à la concurrence, il faut selon lui réguler ces entreprises, quitte à en faire de nouveaux services publics.
Mélanger technologie et époque féodale aurait pu être l’occasion de raconter les aventures du roi Arthur et de son sabre laser. Oubliez la chanson de gestes : loin d’une réécriture du passé à l’aune de technologies futuristes, l’histoire que retrace l’économiste Cédric Durand dans Technoféodalisme (éd. Zones) pointe plutôt la résurgence de mécanismes féodaux dans l’économie numérique. Tout commence sur la côte ouest des Etats-Unis: les technologies libératrices bidouillées par des hippies sympathiques engendrent des monopoles féroces gouvernés par des entrepreneurs libertariens. Le cadre de cette nouvelle économie incite moins à une flexibilisation du marché qu’à un rapport d’exploitation des travailleurs et des données qu’ils produisent. Car ces entreprises ne produisent plus de valeur, souligne le maître de conférences à l’université Paris-XIII et membre des Economistes atterrés : les géants du numérique sont devenus de simples prédateurs. A l’inverse des patrons qui exploitaient les salariés, réalisant des bénéfices à partir d’un travail fourni pour eux, les plateformes captent la valeur générée par d’autres travailleurs, sans produire en retour. Conséquence de cette nouvelle logique : l’économie s’essouffle, la croissance s’effondre. Pour gouverner cette jungle de moins en moins accueillante, l’économiste met en garde : tabler sur la concurrence n’est pas la bonne solution.
La pandémie a-t-elle ébranlé ou renforcé le secteur du numérique ?
Je dirais qu’elle a surtout joué un rôle d’accélérateur des mutations du capitalisme qui étaient déjà en cours : le confinement a bouleversé les comportements et les contraintes sur les déplacements ont favorisé un basculement vers les activités en ligne. Cela se manifeste par l’essor du télétravail – surtout chez les cadres – et des achats sur Internet. Les principaux bénéficiaires de cette restructuration logistique des manières de travailler et de consommer sont les entreprises qui fournissent des services numériques et organisent leur infrastructure matérielle. Les marchés financiers ne s’y sont pas trompés : l’effondrement des valeurs liées à la mobilité (aéronautique, sociétés pétrolières, etc.) a pour contrepartie l’envol de la capitalisation boursière d’Amazon et de Zoom qui incarnent, chacun à leur manière, l’hégémonie économique du numérique. L’analyse de ces tendances vous amène à dire que nous entrons dans une époque de féodalisation de l’économie. Qu’est-ce que cela signifie ?
Pour le résumer de manière caricaturale, le changement social tient à deux éléments: d’une part, des conflits qui entraînent la création d’institutions – c’est le politique ; d’autre part, des manières d’être ensemble, qui se traduisent aujourd’hui par de nouvelles pratiques de production et de consommation. Les deux sont, bien sûr, intimement liés ; mais on a souvent tendance à se concentrer sur les changements institutionnels, et je souhaite mettre l’accent sur les logiques matérielles, qui ne sont pas explicitement politiques mais pourtant altèrent la qualité des relations sociales.
On dit parfois que les technologies de l’information favorisent le néolibéralisme, en facilitant l’extension d’un modèle dans lequel tout se vend et tout s’achète. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas toute l’histoire. Le régime dans lequel nous vivons, ce n’est pas celui de l’économie de marché (régie principalement par les évolutions de l’offre et de la demande), mais du capitalisme. Or, le capitalisme est fait de rapports sociaux dont les enjeux sont le contrôle sur les moyens de production, les formes d’organisation du travail, les modes de consommation, l’appropriation du surplus. J’ai cherché à comprendre ce que le capitalisme fait du numérique. Je me suis rendu compte que, loin de favoriser la fragmentation marchande et l’autonomie des individus, l’économie numérique entraîne un retour aux relations de dépendance. Les algorithmes, c’est du social : ce sont des outils qui
«Loin de favoriser la fragmentation marchande et l’autonomie des individus, l’économie numérique entraîne un retour aux relations de dépendance.»
organisent les relations sociales, qui permettent de se coordonner, d’interagir… Les individus et les organisations ne peuvent plus s’en passer, si bien que leur contrôle par des entreprises privées débouche sur un nouveau rapport de domination indissociablement politique et économique, comme au temps de l’attachement des paysans aux terres seigneuriales.
Cette dépendance est-elle liée à l’émergence de grands monopoles ?
C’est vrai, mais je me méfie du discours qui dit que le problème vient de grands monopoles qu’il faudrait casser. D’abord, il n’y a jamais eu de capitalisme de petits producteurs; mais surtout, la configuration même du capitalisme numérique ne peut conduire qu’à l’émergence de monopoles.
Pourquoi ?
C’est une raison structurelle. Prenez l’exemple d’une terre pour l’agriculture : plus vous exploitez la terre, moins grand sera le rendement. Par ailleurs, la surface de terre disponible est strictement limitée. Si l’on étudie maintenant l’industrie, on observe que vous pouvez accroître les quantités produites et que plus vous produisez, moins chaque unité coûte à produire : vous réalisez des économies d’échelle. Dans les activités numériques, la logique est encore différente : d’abord, plus votre logiciel ou votre service est utilisé, plus il est rentabilisé. Il n’y a pas de différence significative dans le coût de production – que vous vendiez un logiciel ou cent, vous aurez dépensé autant pour le produire. En plus de cela, plus il est diffusé, meilleur il deviendra, puisque chaque utilisateur vous apporte des données sur les usages qu’il en fait, ce qui vous permet de l’améliorer. La possibilité de répliquer les produits numériques à des coûts infinitésimaux a fait penser que l’ère digitale serait une ère d’abondance. Mais c’est une erreur d’analyse. Il subsiste une forme de rareté décisive : la rareté des données originales. Il s’agit de savoir qui va avoir accès aux données que vous produisez en utilisant les interfaces numé
riques – les données sur votre comportement social, sur vos préférences – et à celles issues du fonctionnement des machines.
Les acteurs qui peuvent capter ces données originales ont un avantage inestimable par rapport aux autres. C’est cette combinaison entre les économies d’échelles infinies et la rareté absolue des données qui donne une puissance extrêmement forte à la monopolisation à l’âge du numérique.
Vous comparez les services numériques à des fiefs féodaux. Qu’ont-ils en commun ?
L’idée est assez simple : le serf est attaché à sa terre. Cela veut dire qu’il n’appartient pas au seigneur, mais à la terre – qui, elle, appartient au seigneur. Quand on utilise un service comme Facebook ou Google, on devient indissociable des données qui sont générées –la terre numérique dans laquelle on est inséré – parce qu’on laisse dans cet univers numérique toute une série de données qui en facilitent l’utilisation. Dès lors qu’il y a une cristallisation dans le numérique de nos préférences personnelles, et que cette cristallisation produit des effets utiles, une relation de dépendance extrêmement forte se crée. Et il est difficile de s’en échapper parce que cela implique de perdre l’accès aux services utiles. Imaginez, par exemple, vivre sans utiliser tous les services proposés par Google : c’est possible, mais vous vous compliquez sérieusement l’existence ! La même relation se noue pour les travailleurs qui passent par l’intermédiaire de ces plateformes. L’enjeu, pour eux, est de savoir s’ils sont, ou non, dans une relation de subordination. Quand bien même on exclurait la question des pressions et des sanctions qui s’exercent sur les travailleurs, il faut considérer un autre élément : la dépendance. Les travailleurs ne peuvent pas rendre le service sans la plateforme; et cette relation de dépendance à elle seule justifie des protections sociales.
Vous analysez le fonctionnement des plateformes comme une attitude de prédation. Pourquoi ?
Il y a actuellement deux manières de faire des profits. La première, c’est l’exploitation : vous utilisez des travailleurs et vous les payez un peu moins que ce qu’ils rapportent. La deuxième, la prédation, se situe à un autre niveau : c’est de la captation de valeur créée ailleurs. C’est une dimension essentielle pour les entreprises qui exploitent les intangibles (les bases de données, les logiciels, les marques…) : l’essentiel de leurs profits provient de la plus-value extraite par d’autres entreprises, qui elles-mêmes la tirent de l’exploitation des salariés. Il est important de souligner la montée en puissance de cette logique de prédation. Si vous investissez dans la prédation, vous n’investissez pas dans la production. Cette logique de capture sans investissements explique pourquoi nos économies sont fatiguées et pourquoi des inégalités extrêmes perdurent : non seulement, il n’y a pas assez d’investissement, mais de surcroît l’investissement ne va pas là où sont nos vrais besoins, dans la transition écologique, la santé, la qualité de vie…
Ce que j’appelle le techno-féodalisme, c’est donc une sorte de capitalisme cannibale, où certains grands groupes qui contrôlent les intangibles détournent les ressources à leur profit.
Quels sont les moyens de résistance ?
Une option serait la fuite –par exemple au travers du logiciel libre. Mais je ne pense pas que cela soit immédiatement accessible à la majorité de la population. Il faut donc aussi trouver des mécanismes d’autodéfense vis-à-vis de cette monopolisation intellectuelle. Cela commence par trois éléments. D’abord, protéger les salariés en reconnaissant le statut de dépendance, comme je l’évoquais plus tôt. Ensuite, rendre les algorithmes plus transparents, c’est-à-dire établir des diagnostics publics pour comprendre leurs effets. Enfin, être capables de les réguler : il faut réfléchir non pas en obligation de moyen, mais de résultats, c’est-à-dire qu’il faut inclure un impératif écologique, penser leur impact sur la consommation, leur finalité sociale, etc. Il me semble donc important de réfléchir au besoin de régulation des entreprises ou, mieux encore, d’envisager de confier leur gestion à des organisations sociales à but non lucratif ou des entreprises publiques. A partir du moment où la plupart de ces services sont standardisés, ce n’est pas compliqué de les répliquer de manière publique. Et c’est un des points sur lesquels je voudrais insister : ne faisons pas confiance à la concurrence pour régler les défis et les opportunités qu’ouvre à l’humanité ce nouvel espace. •