Libération

De la cage à la manche

- Par Jakuta Alikavazov­ic

C’est une petite rumeur qui devient familière. Qui nous berce et nous tenaille à la fois. Certains se risquent à le dire, quoique d’un air gêné, comme si la nostalgie était un luxe un peu obscène : «On aimerait juste que les choses soient comme avant.» C’est cette année, sans doute, que nous avons le plus vivement, le plus nettement, éprouvé l’impression collective d’avoir basculé dans le fantastiqu­e. Cette impression, ou cette inquiétude – en 2020 les deux mots semblent interchang­eables–, fait que même ceux qui savent que le monde doit changer, qui souhaitent que le monde change, se surprennen­t à penser ce qui auparavant leur semblait impensable, «on aimerait juste que les choses soient comme avant».

Cet «avant», on essaie de le trouver où on peut. Entre amis par exemple. L’autre soir, à un dîner où nous nous sommes saluées d’une pression du bras plutôt qu’avec nos effusions habituelle­s, mon amie B. me raconte que l’école de son fils l’a appelée la veille, en urgence ; et un appel scolaire en urgence, en septembre 2020, on pense tout de suite fièvre, symptômes, quarantain­e; mais non, il s’agissait, m’explique B., d’une urgence «d’avant».

D’une urgence hamster. Son fils était venu à l’école avec le hamster. Il l’avait glissé dans la manche de son blouson et l’avait amené en classe, où il avait fini par le lâcher, et le hamster avait causé une perturbati­on (en réalité, une liesse sauvage) parmi les élèves, puis il s’était fourré je ne sais où, derrière un radiateur, sous une étagère. Elle me racontait tout cela en buvant un americano (sa boisson préférée d’«avant») et moi, cette histoire, je l’adorais, mais je cachais ma joie parce que sous cette anecdote, l’air de rien, il y avait un reproche. Oui, une sorte de reproche, même si jamais mon amie B. ne l’aurait formulé en ces termes. Car le hamster dans la manche, c’est moi qui en avais donné l’idée au radieux enfant. En lui racontant par écran interposé, durant le confinemen­t, qu’à l’école primaire mon ami R., plus d’une fois, était venu et reparti avec son hamster. Ce hamster était notre secret collectif, notre charge collective, et nous avions réussi, non pas une mais plusieurs fois, à tromper la vigilance de l’institutri­ce, qui avait tout de même fini par découvrir le pot aux roses (dont nous pensions qu’il s’agissait d’un «poteau rose»).

Trente ans séparent ces deux hamsters-enmanche. Voilà qui me rassure, voilà qui est bien «comme avant», ai-je pensé. Mais bien entendu, c’est faux. En réalité, ces anecdotes pourtant similaires n’ont rien à voir. Pourquoi ? Parce que notre monde – le changement ou le chaos constant qu’est devenu notre monde– se glisse partout, même avec les hamsters dans les manches des petits enfants. Parce que c’est grâce à une expérience sur les hamsters, au printemps dernier, que l’efficacité des masques dans la lutte contre la transmissi­on du Covid-19 (1) a été prouvée et cela, le fils de B. et ses copains le savent : avec cette boule de poils, c’est la pandémie qu’ils s’amusent à rejouer, à déjouer. Leur imaginaire immédiat du hamster n’est plus du tout le même. Leur imaginaire diffus, à long terme, du hamster n’est pas le même non plus. Parce qu’en trente ans, le hamster d’Europe est devenu une espèce en danger critique d’extinction. Quand j’étais enfant, on considérai­t l’espèce comme nuisible. On la chassait. Aujourd’hui, on s’efforce de la réintrodui­re, sans quoi, dans trente ans, elle aura complèteme­nt disparu.

Bien sûr, les hamsters domestique­s ne sont pas des hamsters d’Europe ; ceux-ci ne tiennent pas dans la manche d’un enfant de 8 ans, ils sont plus grands, plus costauds, plus méchants aussi. Mais s’ils disparaiss­ent, la façon dont nous – nos enfants, les enfants de nos enfants– percevons les hamsters domestique­s évoluera forcément. Tout comme évoluera notre perception des chats quand il n’y aura plus, dans le monde, ni tigres ni panthères. (Et de quelle façon neuve lirons-nous Moby Dick s’il n’y a plus de baleines ?). Peut-être que cette phrase, «On aimerait juste que les choses soient comme avant», c’est ce que les adultes se disent faute d’avoir le courage de glisser leur hamster dans leur manche. La joie d’une transgress­ion. La joie d’emmener sa joie – une joie vivante et douce – avec soi. La joie de refuser la solitude –la sienne et celle de l’autre, celle du petit qui dépend de nous. Jouer à sauver l’animal, jouer à sauver le monde, c’est peutêtre déjà le sauver un peu. •

(1) Je dirai LA Covid-19 quand on dira LA wifi, «wireless fidelity», la «fidélité sans fil».

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazov­ic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.

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