Libération

Remettez votre masque. Oui, monsieur.

- Par Pierre Ducrozet

Oh moi tout va bien. Enlève ton masque. Remets ton masque. Vous avez oublié le gel hydroalcoo­lique, faites demitour. J’arrive pas à respirer mais ça va. On se checke les poings. Moi je préfère les coudes. Pas d’accolades on sait jamais, elle peut rester collée aux habits cette saloperie. Et dans l’eau, d’ailleurs? A priori le virus se noie, mais dans l’air on ne sait pas, les spécialist­es eux-mêmes, etc. Il peut parcourir quoi, deux mètres, dix peut-être, en volant. On ne sait pas. Ah si, moi je sais: la deuxième vague, c’est pour le 14 octobre. N’importe quoi, ce sera le 8 novembre. Ce qui est certain, c’est que janvier on y passe, on reconfine. Il est impossible de reconfiner. Remettez votre masque. Oui, monsieur. Je ne comprends pas ce que vous me dites, enlevez votre masque. Laissez ce siège vide. Celui-là aussi. Oh tu sais, moi le confinemen­t, ça allait, j’étais à la campagne, je fais partie des privilégié­s. Quel silence il y avait ! Et tous ces insectes, c’était fou. C’est simple, j’ai redécouver­t la nature. N’oubliez pas votre distanciat­ion sociale, monsieur. Votre masque. Vos gants en plastique pour les fruits et légumes.

Vous avez bippé ? On en a pour deux ans. Le virus mute. Le virus revient. Ça s’épuise, c’est sûr. Toi tu préfères le spray ou le gel hydroalcoo­lique ? Non parce que moi ça m’irrite les mains. Je suis un homme libre, je refuse de mettre le masque. De toute façon ce virus n’existe pas. Vos coordonnée­s s’il vous plaît. Votre QR code, madame. D’où venez-vous. Où allezvous. Adresse, résidence, localisati­on permanente. Mon masque, il est en coton. Le mien en microfibre­s, on respire mieux. Le mien je l’ai fabriqué. De toute façon ça sert à rien. C’est chiant mais il faut. J’ai entendu une spécialist­e, elle a dit. Les chiffres sont formels. 20% 30% 40 %. Je ne vois plus les gens. Moi ça m’arrange bien, le règne des bisous ça commençait à m’emmerder. Votre QR code. Mon masque, je le prends dans mes mains. Je le mets dans ma poche. Je le mets sur mon coude. Je sais m’en servir. Je le mets à l’envers sur ma bouche. Je l’enfile sur ma casquette. Putain, j’ai envie de sentir des peaux contre la mienne. S’il y a un an seulement on nous avait dit. La spécialist­e était formelle. Sortie de crise fin 21. Sortie de crise printemps 22. Le vaccin de toute façon il faut un an de test, alors. J’ai entendu quelqu’un qui m’a dit. C’est sûr, il a répété. Quelle époque passionnan­te. Finalement on a passé un bel été, différent, mais bien aussi. Y avait personne en Espagne. Y avait personne en Grèce. Y avait personne nulle part, c’était génial. On a redécouver­t notre beau pays. Et puis la nature refleurit. Tu souris avec les yeux. Tu apprends à lire les prunelles. J’ai pas vu de bouche depuis deux semaines. C’est un cauchemar. C’est un épiphénomè­ne. La vraie vague, elle est ailleurs, derrière, on est bercés par cette petite houle et on ne la voit pas venir. Vous pouvez scanner le menu ici, ensuite remplissez ce formulaire online.

J’ai parlé à un platiste hier, il m’a expliqué que le ciel bleu était en réalité une voûte de glace qui, en fondant, s’écoulait en pluie. Voilà, la Terre est une fine surface plate entourée de glace à l’infini. J’ai regardé le type, j’ai compris qu’on était perdus. Le virus n’est bien sûr qu’une invention de plus, a-t-il continué, comme à peu près tout ce qu’on nous a raconté depuis toujours. Je suis reparti, et j’ai vu passer quelqu’un qui conduisait seul dans sa voiture avec un masque. J’ai pris ma tête entre mes mains. Il y a un moment, madame, entre hier 19 heures et aujourd’hui 13 heures, où nous n’avons pas pu vous localiser, nous n’avons à dispositio­n ni retrait bancaire, ni passage de frontière, ni géolocalis­ation: où étiez-vous? Dans un cluster, en quarantain­e, en déplacemen­t, dans un Ehpad, ditesnous. Et gardez votre calme. GARDEZ VOTRE CALME !

Non, vraiment, tout cela est passionnan­t. Nos journées sont dorénavant de vastes promenades sur des trottoirs désolés scandés de kalachniko­vs, contrôles, formulaire­s et rappels à l’ordre. On rêve la nuit de grandes fêtes sauvages. On rêve de retrouver la raison et d’attaquer les vrais chantiers. On oublie un moment le monde du dehors, cette vaste blague, on fait taire les voix. On ferme les yeux et on essaie de voir derrière. Il faut chaque jour s’efforcer de tromper la bêtise en nous et en eux pour y voir un peu plus clair, et c’est un travail sans fin. Derrière, on aperçoit une immense plaine, ravagée, neuve. On voit les grands défis, intacts. On voit notre rage de vivre et de détruire inchangée. C’est quoi, juste quelques jours après nous, la porte à côté qui avait semblé inatteigna­ble. On a tous envie de pleurer de nous être à nouveau, comme toujours, trompés de direction et de combat. On peut enfin, à présent, reprendre le cours de nos vies, et on a unanimemen­t décidé de refaire les mêmes conneries qu’avant, ça nous a semblé une bonne idée. Et puis le vacarme a recommencé, les mêmes voix, les mêmes plaintes, les mêmes cris. J’ai rouvert les yeux. Je n’aurais peut-être pas dû. •

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Paul B. Preciado et d’Emanuele Coccia.

Putain j’ai envie de sentir des peaux contre la mienne. S’il y a un an seulement on nous avait dit. La spécialist­e était formelle. Sortie de crise fin 21. Sortie de crise printemps 22.

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