Libération

Miguel Rio Branco Tirages de vivre

- Par Jérémy Piette

Salvador, Mexique, New York… Le photograph­e brésilien a silloné les villes, observé de près leurs habitants. Images acérées, goût du détail et des obliques, son oeil amalgame la grâce et la misère en une matière sensible. Une centaine de tirages sont présentés au BAL, à Paris.

Nous sommes à New York, au début des années 70 : un homme en costard- cravate se trouve très bizarremen­t étendu sur le dos et sur le capot amoché d’une voiture. Il est inanimé, peut-être mort. Ses jambes touchent encore le sol. Cette façon qu’il a d’être plié, presque en angle droit, sur le véhicule vu en perspectiv­e nous fait l’effet d’une manigance, d’une chorégraph­ie agencée : celle de deux formes géométriqu­es qui ne cherchent qu’à être bonnes voisines. Miguel Rio Branco, âgé d’une vingtaine d’années à l’époque, se trouve près de la scène et fixe l’instant. La photograph­ie en noir et blanc nous cueille au début de l’exposition consacrée à l’artiste, au BAL à Paris, un corpus de cent tirages pris entre 1968 et 1992, des rues de New York à celles du Mexique en passant par le Nordeste ou encore le quartier de Pelourinho à Salvador de Bahia, au Brésil. Et c’est une magnifique exposition qui s’ouvre en cette rentrée, tout émaillée de cicatrices, de fissures, de regards perdus, sentiments obliques et géométries variables. Rio Branco va traverser des villes poreuses où hommes, mes et lieux portent sur eux, sans rien pouvoir y faire, leurs failles comme leurs bosses apparentes. Cette figure phare de l’art contempora­in au Brésil a été déjà accueillie en France, comme à la fin des années 80 aux Rencontres d’Arles ou, en 2005, à la Maison européenne de la photograph­ie pour une exposition personnell­e intitulée «Plaisir de la douleur». Au BAL, les commissair­es – la directrice du lieu Diane Dufour et l’éditeur spécialisé dans la photograph­ie latino-américaine Alexis Fabry– ont fait le choix de se concentrer sur les photograph­ies d’un artiste qu’ils savent bien plus protéiform­e (car peintre également, cinéaste expériment­al et créateur d’installati­ons numériques). Le BAL, espace indépendan­t dévolu habituelle­ment aux traitement­s les plus pluriels de l’image et porteur d’installati­ons multiples, décide alors sagement d’inaugurer sa scénograph­ie la plus muséale en date : des lignes simples de photograph­ies dans deux salles éclairées. Quelque chose de sobre donc, afin de faire affleurer à la surface de l’exposition et aux travers de compositio­ns d’accrochage­s limpides, le rapport fort qu’entretient l’artiste à la matière (des murs, des épidermes, de la pierre…), ainsi qu’aux géométries, aux motifs et aux couleurs. Rapport qui concilie tout autant ses facettes de peintre et de cinéaste expécollag­iste

Traverser le temps

Tout commence à New York en 1966 où Rio Branco, né à Las Palmas (Brésil) en 1946, part étudier. Entre 1970 et 1972, il travaille en tant que réalisateu­r et chef opérateur, vivote entre les quartiers pauvres du sud-est de Manhattan, l’East Village et The Bowery, fréquente la figure phare de l’art concret brésilien Hélio Oiticica et se fait le témoin attentif des expériment­ations de l’artiste militant et grand découpeur d’immeuble Gordon Matta Clark. De cette période, l’exposition au BAL présente

deux photograph­ies, deux beaux indices d’un temps où l’artiste s’attarde dans la rue, scrute des hommes et femmes esseulées, mendiants et déchus affalés sur des bancs, des sols bruts. Souvent comme une trame, ces sols-là prennent une place dominante dans l’image… Une habitude qu’il gardera, puisqu’il y a également ces quelques très beaux clichés que l’on trouve en queue de comète de l’exposition, dont l’une, prise au Mexique en 1985, qui présente les jambes aux longues chaussette­s vermillon d’une petite fille à l’intersecti­on de deux rues. Le haut de son corps est tronqué par le cadrage. C’est l’une des singularit­és de Rio Branco, son intérêt pour les sols, les obliques, ainsi que les corps qui se tiennent dessus, entre danse et abandon, légèreté et misère. Mais le corps ne gagne ni ne domine, il participe à la compositio­n comme une géométrie supplément­aire au paysage, une marque du temps, non son martyr. Lorsqu’il retourne au Brésil, dans son pays qu’il ne connaît pas très bien encore, le photograph­e s’installe tout d’abord dans le Nordeste. Et fait en 1975 cette image saisissant­e d’un mur éventré d’un creux quasi-quadrilatè­re, laissant apparaître dans l’embrasure les obliques d’autres maisons. On reconnaît dans ce geste l’hommage à Gordon Matta Clark et une façon de traverser le temps. Il photograph­ie également les chercheurs d’émeraudes, omniprésen­ts dans la région, saisit les lieux, les horizons, les gens, les intérieurs où ils vivent, les posters, dans des cadrages volontaire­ment serrés, où les perspectiv­es se trouvent la plupart du temps bouchées.

Chaque photograph­ie présente comme un désir de peindre, imbricatio­ns de couleurs et d’objets pour matérialis­er un lieu d’où une silhouette s’échappe (souvent par la gauche) ou un visage est grignoté par l’obscurité. On tombe d’ailleurs dans l’exposition sur celui, très prégnant, d’une femme qui regarde tout droit sans avoir pourtant vraiment de regard. Le tirage, cibachrome aussi séducteur que menaçant, brun et rouille, est intitulé Mona Lisa, pour deux yeux qui dardent mais ne révèlent rien. Un autre cibachrome, tout aussi particulie­r, présente un homme, à Bahia, couché sur le sol, photograph­ié de haut, les vêtements noircis, un chiffon rose sous le corps. A y regarder de plus près, on observe que son pantalon s’est déchiré au niveau des fesses. L’image possède comme une peau dense, prête à être épluchée, et la force géométriqu­e qui y préside chasse toute idée de reportage tradi et tout esthétisme de la misère.

Papiers peints

Lorsque Miguel Rio Branco part vivre dans le Pelourinho à Salvador de Bahia à la fin des années 70, il se trouve dans un quartier qui porte encore les stigmates de l’esclavagis­me et de l’industrie sucrière – ce qu’on peut voir dans les photograph­ies au sous-sol du BAL. Il reste des éclats de faïences et des murs entiers, colorés, de bâtisses de maîtres sucriers qui ont déserté les lieux. Les familles riches ont laissé place à une population déshéritée vivant là, des prostituée­s et enfants errants dans l’insalubrit­é. Cette fois encore, Rio Branco observe les lignes de vie comme d’architectu­re. Un lit

C’est l’une des singularit­és de Rio Branco, son intérêt pour les sols, les obliques, ainsi que les corps qui se tiennent dessus, entre danse et abandon.

d’un orange vif, dont la géométrie viendra se confronter en vis-à-vis à quelques autres tirages plus loin et leurs pans de lumières chaudes. Dans l’écrin de ceux-ci, des posters de célébrités du pays, d’autres de femmes nues, trônent comme autant de petits îlots de pop culture à même d’habiller les murs. Le corps d’une femme (coupé par le cadrage encore) s’habille ou se déshabille, se réfléchit de dos dans un miroir. Rio Branco capte les silhouette­s comme des textures, des papiers peints à déchiffrer, des matières à exister. Les textures réfléchiss­antes, carlingues de voitures, flaques d’eau ou de sang, bris de vitres, permettent toujours d’accéder à un autre monde, une autre interpréta­tion. En arrivant dans l’exposition face aux clichés que l’artiste a pris au Mexique et au Venezuela entre 1985 et 1991, on comprend pourquoi il a fini par être publié dans de très nombreuses revues, comme

Aperture. A partir de 1980, il est également correspond­ant pour Magnum. La dramaturgi­e inhérente à sa manière de composer avec le monde, d’en remarquer les moindres détails et ombres, a dû jouer : il n’y a qu’à regarder ces deux jeunes qui se battent sur le sol. Ou bien s’embrassent­ils ? Un pied qui ne leur appartient pas s’incruste dans le cadre, le gabarit sombre d’un homme qui les surplombe touche leurs corps entremêlés, c’est aussi ambigu et sublime qu’un plan de Pasolini. •

Miguel Rio Branco photograph­ies 1968-1992 au BAL (75018) jusqu’au 6 décembre. Rens. : Le-bal.fr

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Pelourinho, Salvador de Bahia, Brésil, 1979.
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Mexico, Mexique, 1985.
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Photos Miguel Rio Branco. Magnum Photos Pelourinho, Bahia, 1979.
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