Libération

«Miossec a libéré plein de gens»

- Par Vincent Brunner

Musique brute, textes crus et personnali­té provocante: tout était réuni pour faire de «Boire», le premier album de Christophe Miossec, un objet de culte. Vingt-cinq ans après sa sortie, Benjamin Biolay, Jeanne Cherhal ou Vincent Delerm racontent pourquoi et comment ce disque exerce une influence durable.

Automne 1994. La chanson française s’apprête à vivre une petite révolution mais elle l’ignore encore. D’autant plus que les conjurés préparent leur coup dans l’anonymat au studio Caraïbes à Bruxelles. Le chanteur Christophe Miossec, encore inconnu, et les guitariste­s Guillaume Jouan et Bruno Leroux ont retrouvé le réalisateu­r Gilles Martin pour enregistre­r Boire, le premier album de ce qui est alors encore considéré comme un groupe, Miossec.

«On voulait quelque chose de violent»

L’album, dont on fête ces jours-ci le 25e anniversai­re, va prendre public et profession­nels à rebroussep­oil. Les mots sont crus, la musique sauvage malgré sa couleur folkrock. Surtout, Boire va imposer dans le paysage français un personnage de chanteur à la fois provocateu­r et lettré. Pour Christophe Miossec, la trentaine passée, c’est un retour à la musique, la passion de son adolescenc­e. Allergique aux lignes droites, le Brestois a un CV cabossé. Il a été pigiste pour Ouest-France, a travaillé chez Gallimard avant d’atterrir à… TF1 où il a rédigé des textes pour les bandes-annonces. Sur un coup de tête, il est aussi parti travailler pour un quotidien de la Réunion avant de revenir à Brest avec des envies de chanter. Dans la chambre qu’il a gardée chez ses parents, il a enregistré avec son copain guitariste Guillaume une maquette de neuf titres déjà appelée «Boire». Leur matériel est sommaire –ils scotchent un micro à une chaise – mais la «démo», distribuée sous forme de cassette, impression­ne le journalist­e Jean-Daniel Beauvallet. Qui devient le meilleur ambassadeu­r de Miossec dans les pages des Inrockupti­bles. Alors que les autres maisons de disques rechignent à voir l’originalit­é du projet, le label Pias signe Miossec qui devient avec Bruno Leroux un trio. «Pour ce premier album, il y a challenge, explique aujourd’hui Gilles Martin. La maquette est tellement bien qu’il ne faut pas perdre son côté magique, guitare acoustique et voix. Le but est d’éviter un disque trop produit et léché pour, au contraire, quelque chose d’assez trash et violent.» Le réalisateu­r convainc le trio de ne pas avoir de batterie. «A la place, explique-t-il, Guillaume Jouan va taper du pied sur une grosse caisse tout en jouant de la guitare. Ça ne se perçoit presque pas mais ça donne un impact. A lui tout seul, Guillaume était un orchestre.» Faute d’un budget élevé, les Brestois et leur réalisateu­r investisse­nt le studio Caraïbes quand il est libre, souvent la nuit. L’ambiance est festive mais aussi productive. «Malgré leur taux d’alcoolémie, ils se montrent assez sages et discipliné­s. Ils me font confiance», précise Gilles Martin. C’est lui qui a l’idée d’inviter l’Américain Blaine Reninger de Tuxedomoon pour jouer du violon. Il arrive également à tirer le meilleur de Christophe Miossec devant le micro. «Au niveau de la voix, ce n’est pas Céline Dion, s’amuse-t-il. Mais, pour conserver ce côté à l’arrache, il ne fallait pas non plus être maniaque avec la justesse.» En studio, germe une idée qui pourrait paraître saugrenue voire sacrilège aux fans de musique dite indépendan­te : reprendre une chanson de Johnny Hallyday, la Fille à qui je pense.

«Il avait eu une vie avant»

Quand Boire sort, en avril 1995, avec sur sa pochette un Christophe Miossec seul, immortalis­é par le photograph­e Richard Dumas une cigarette à la bouche, l’album ne passe pas inaperçu. Non non non non ( je ne suis plus saoul) est diffusé sur RTL et gagne le grand prix de la Ville de Paris de la chanson française. Les ventes commencent modestemen­t mais l’album finit par être disque d’or (100 000 exemplaire­s). «J’étais déjà un peu dans le milieu de la musique, se souvient Benjamin Biolay et ça faisait longtemps qu’on n’avait pas eu un disque français aussi singulier. J’adore sa production.» Jeanne Cherhal, alors au lycée, se remémore le choc qu’elle a ressenti: «Pour les lycéens qu’on était, ce mec a tout de suite été attirant, mystérieux. En plus, il était beau comme un dieu.» Si on résume souvent les thématique­s de Boire à l’alcool et l’amour – en juin 1995, Libération parle de «manifeste alcoolique» – la chanteuse en a, elle, une autre perception. «Bien sûr, il y avait Non non non non (je ne suis plus saoul), une chanson emblématiq­ue de Miossec… Quelqu’un qui veut paraître fort alors qu’il est faible, ça me touche beaucoup. Mais c’est surtout sa conscience sociale, son rapport au monde, qui m’a parlé. Dans Regarde un peu la France, Miossec cite Pasqua et Jean-Paul II… et pour ne pas en dire du bien.»

Bertrand Dicale, journalist­e et spécialist­e de la chanson française, est lui estomaqué par l’attitude de Miossec : «Il arrive avec un album très écrit mais il n’est pas dans cette tradition de l’artiste qui se prend au sérieux. On a l’impression qu’après

s’être vomi dessus, il déboule dans la salle du trône et s’assied dessus. Il fout le feu à la tour d’ivoire, quoi.» Etudiant à Rouen, Vincent Delerm rate la sortie de Boire mais récupère son retard lorsqu’il voit Christophe Miossec en couverture des Inrockupti­bles en janvier 1996. «Je me souviens avoir lu l’article sur un banc du campus, en plein hiver. Avant même d’écouter, j’avais décidé que j’allais aimer ce chanteur. Il avait presque un parcours d’écrivain, citait Raymond Carver. Il montrait que ça pouvait être sexy d’être littéraire.»

Pour lui qui commence à composer des chansons, Boire et la trajectoir­e de Christophe Miossec constituen­t aussi des encouragem­ents. «A l’époque, faire de la musique et être signé sur une maison de disques semblait compliqué. Et Miossec y arrive après avoir déjà eu une vie avant. Je me suis dit : “Bon, ça vaut la peine de s’accrocher. Même si ça ne marche pas à 22 ans, j’aurai peut-être ma chance plus tard!” D’ailleurs, je pense que ma voix un peu bizarre des premiers albums, elle vient du fait que j’essayais un peu d’imiter son phrasé. Je m’en suis rendu compte après-coup.» Benjamin Biolay confirme la dimension salvatrice de Boire : «Ça m’a donné confiance en l’avenir.» D’ailleurs, dix ans plus tard, leur carrière bien lancée, les deux se retrouvero­nt à chanter en duo Non non non non… sur la scène du Bataclan. «Vincent et moi, on s’aime beaucoup mais on n’a pas les mêmes goûts en matière de chanson française. Et on s’est retrouvé immédiatem­ent sur ce morceau !»

«C’est un album politique»

Quant à l’héritage de Boire, Bertrand Dicale ne le voit pas que dans la chanson française. «Miossec a libéré plein de gens du hip-hop, des Lino et Rat Luciano qui ont maintenant la quarantain­e. Et je ne sais pas si Stromae en est conscient mais on ne peut pas imaginer Formidable sans Miossec.» Lui-même grand amateur de hip-hop, Benjamin Biolay comprend le rapprochem­ent. «Miossec a été un des premiers à assumer un langage à la fois cru et très poétique, à dire dans la même phrase des mots d’amour et d’autres considérés comme vulgaires ou obscènes. Oui, Roméo Elvis, sans l’avoir écouté en boucle, est sans doute un enfant de Miossec.» Né en 1993, le rappeur Georgio n’a jamais caché être fan de Miossec, une influence qu’on identifie sur une chanson comme l’Or de sa vapeur rouge. «C’est après m’être intéressé à sa musique avec l’album de 2014, Ici-bas ici-même, que j’ai découvert Boire. Une belle chanson fleur bleue, je trouve ça fort mais quand il y a des éléments violents et venimeux, ça ajoute du contraste, ça amène de la nuance. Regarde un peu la France a un champ lexical proche du mien. Quand il dit “c’est au fond de tes yeux que je foutrai le feu”, ce sont des mots que j’aime utiliser.» Dans l’univers de Boire, Georgio apprécie aussi la proximité. «C’est un album politique au sens premier. Ses chansons sont proches de nous. Quand il parle d’amour ou de soirée de beuverie, ça fait écho chez tout le monde, il n’y a pas de distance sociale.» Après la sortie de Boire, Bertrand Dicale se souvient pourtant avoir eu quelques doutes. «On se demandait : qu’est-ce que c’est que ce mec qui arrive aussi déchiré et fracassé que Vince Taylor à la fin de sa vie ? Quand tu rencontres la femme ou l’homme de ta vie, tu peux lui trouver un joli sourire ou une voix sublime sans penser que vous aurez des enfants ensemble. Là, on découvre un chanteur pas comme les autres mais on ne réalise pas encore à quel point il sera important.» Vingtcinq ans plus tard, Christophe Miossec a onze albums au compteur et fait école. Alors que Boire est réédité avec un nouveau mastering, il s’apprête à démarrer une tournée intitulée Boire, écrire, s’enfuir. Il y jouera l’intégralit­é de son premier album, en version réarrangée, mais aussi des morceaux écrits pour les autres –Birkin, Greco, Hallyday– et des inédits. •

Boire, 25e anniversai­re (Pias)

«Pour les lycéens

qu’on était, ce mec a tout de suite été attirant,

mystérieux. En plus, il était beau comme

un dieu.» Jeanne Cherhal chanteuse

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Richard dumas Miosssec, à l’époque un trio : Bruno Leroux, Christophe Miossec et Guillaume Jouan.

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