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«Les objets nous rappellent que nous sommes mortels» Entretien avec Emmanuel Ruben autour de «Sabre»

- Recueilli par Alexandra Schwartzbr­od

Depuis longtemps Emmanuel Ruben prend des risques, traitant d’une plume pleine de grâce des sujets en apparence peu romanesque­s : le conflit israélo-palestinie­n, la tragédie des migrants ou la traversée de l’Europe à vélo le long du Danube. Géographe autant qu’écrivain, défenseur des auteurs les plus précaires autant que gardien de la mémoire de Julien Gracq dont il dirige la maison de Saint-Florent-le-Vieil sur les bords de la Loire, il surprend à nouveau en cette rentrée littéraire avec un vrai roman picaresque qui nous entraîne, via un sabre surgi de l’enfance, sur les champs de bataille de contrées imaginaire­s mais aussi bien réelles, jusqu’aux guerres napoléonie­nnes au côté d’un narrateur qui se veut son double et qui, d’ailleurs, se nomme Vidouble. A le lire, on ne peut s’empêcher de penser à Berezina de Sylvain Tesson qui racontait à sa façon la retraite de Russie et aussi à Mes pas vont ailleurs, de Jean-Luc Coatalem qui suivait la trace de l’écrivain voyageur Victor Segalen. Ruben pourrait être leur petit frère turbulent et insolent, ce Sabre voyageur, foisonnant et plein d’humour, en est la preuve.

Sabre est un livre dense qui retrace de nombreuses batailles avec précision, vous y travaillez depuis longtemps ?

Oui, une quinzaine d’années. J’ai commencé à prendre des notes en 2005 et le véritable déclencheu­r a été une chute de vélo qui m’a immobilisé en 2012. Moi, quand je ne peux pas faire de vélo je deviens fou. Alors j’ai préféré me replonger dans mes notes et poursuivre ce roman. Il s’agit d’un premier volet de ce que je vois comme un diptyque, une sorte de saga française. Sabre s’inspire de mes ancêtres paternels, des protestant­s alsaciens, lorrains, allemands. Le prochain roman, qui s’appellera Chandelier, s’inspirera de mes ancêtres maternels, des juifs d’Algérie. Et il fera parler des femmes alors que celui-ci met surtout des hommes en scène.

Le sabre que Samuel Vidouble, le narrateur, voyait enfant dans la maison de ses grands-parents, et qui disparaît au début du roman, a-t-il vraiment existé ?

Sabre est d’abord un roman. Je ne sais pas s’il y avait réellement un sabre dans mon enfance, je n’ai pas interrogé ma famille, j’avais trop peur de découvrir la vérité. J’ai le sentiment très fort de l’avoir vu mais il faut que je m’attende à ce qu’on me dise le contraire. Par sa disparitio­n, le sabre entraîne une quête, comme dans les romans de chevalerie où l’on cherche le Graal et l’épée magique, mais aussi comme dans les romans policiers où l’on cherche l’arme du crime.

Et les personnage­s de chair et d’os existent vraiment, eux ?

La tante Esther, le grand-père Auguste et ses frères s’inspirent beaucoup de gens que j’ai connus. Je voulais faire le portrait d’une génération qui a fait les guerres d’Indochine et d’Algérie mais qui était trop jeune pour entrer dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et trop âgée pour prendre part à Mai 68. Quand j’étais petit, ils me racontaien­t la guerre avec des détails très crus, terribles, j’ai retranscri­t pas mal de ces histoires dans ce livre, mais je ne savais jamais la part du réel et de l’inventé dans ce qu’ils me racontaien­t. Pour moi, ce n’est pas ça l’important, car je ne suis pas historien. Je préfère travailler sur les fantasmes et les non-dits. La meilleure façon de rendre hommage à ces grandsoncl­es était d’inventer à mon tour. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la vérité mais ce qu’on me dit d’un événement historique, ce que les gens projettent là-dessus. D’ailleurs, je ne crois pas du tout à la «non-fiction», cela n’existe pas. A partir du moment où l’on recrée un dialogue on n’est plus dans la nonfiction.

Vous écrivez «ce qu’il y a de plus terrifiant avec les objets c’est qu’ils nous trahissent et nous survivent». Qu’avez-vous voulu dire ?

Cela me turlupine depuis longtemps : on se transmet des objets qui ont une durée de vie plus longue que la nôtre. On a l’habitude de penser qu’ils nous évoquent des souvenirs. Pour moi, ils nous rappellent juste que nous sommes mortels.

D’où vient le roi des Lives, beau personnage de votre roman qui se cherche désespérém­ent un royaume ?

En fait, je me suis rendu compte en écrivant que c’était une sorte d’autoportra­it parodique et décalé, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, de même que le narrateur est un double parodique. J’aurais pu raconter l’histoire d’un paysan au XVIIIe siècle mais je n’aurais eu à raconter qu’une vie de labeur. Alors qu’en prenant un petit nobliau, je pouvais lui prêter un certain nombre de mes propres lubies : le fait qu’il veuille devenir roi d’un archipel de la Baltique, qu’il vive à l’étranger une partie de sa vie car il s’ennuie dans sa contrée natale. En gros, le roi des Lives, c’est un plouc. Moi aussi, j’ai grandi dans un village du Dauphiné où je m’ennuyais profondéme­nt, je me sentais plouc, surtout quand je me suis retrouvé à Normale Sup avec des étudiants qui venaient de familles intellos

parisienne­s et qui se sentaient supérieurs. Malgré tout, je suis resté attaché à la province puisque je vis au bord de la Loire. C’est vrai qu’il y a des moments où il faut s’accrocher, où il faut surmonter les «journées cafardeuse­s» comme disait Julien Gracq. Mais je ne pourrais pas revivre à Paris ou en banlieue, contrairem­ent à mon narrateur qui fait le choix, à la fin du livre, de retourner là-bas.

Quand on vous lit, on se dit qu’il y a un énorme travail de documentat­ion…

Je n’ai pas arrêté de potasser de la doc. J’ai besoin de me nourrir du réel. Je peux passer des journées entières à faire comme si je vivais dans l’année que je suis en train de décrire. Quand on dépeint une époque il faut rassembler tout ce qui permet de l’appréhende­r au mieux. Mais il y a beaucoup d’inventions aussi, à commencer par le roi des Lives et l’archipel de Taraconta.

A la fin, vous écrivez que si une guerre devait éclater, elle serait d’un genre nouveau, «cybernétiq­ue, climatique, bactériolo­gique, imprévisib­le dans ses causes, impensable dans ses effets…» Vous le pensez ? C’est ce que l’on commence à vivre ! Avec ce virus, on a installé une atmosphère de guerre, de couvre-feu. On est déjà très confiné dans nos têtes, le confinemen­t exacerbe les choses. On risque d’arriver à une perte totale de sensibilit­é. Pendant le confinemen­t, je ne pouvais plus écouter ni la radio, ni la télévision avec tous ces messages martelés sur le virus, très angoissant­s. Mais l’angoisse chez moi est assez bénéfique car le meilleur remède que j’ai trouvé pour y faire face, c’est d’écrire encore et toujours. •

Emmanuel Ruben Sabre Stock 400 pp., 20,90 € (ebook : 14,99 €).

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 ?? Photo Théophile Trossat ?? Emmanuel Ruben, en juin 2018, dans la maison deJulien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil
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Photo Théophile Trossat Emmanuel Ruben, en juin 2018, dans la maison deJulien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire).

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