Libération

Blues roumain Catalin Mihuleac entre l’histoire sombre de son pays en 1941 et une success story américaine

- Par Frédérique Fanchette

«On ne peut pas emporter son pays à la semelle de ses souliers. Mais on garde toujours quelque chose dans le talon.» Talion, talon d’Achille ? Que se cache-t-il dans cette phrase énigmatiqu­e – peut-être un dicton yiddish – que lance le vieil Américain Joe Bernstein à sa belle-fille trentenair­e. Ces deux-là s’adorent. Un flux d’affection et de compréhens­ion court entre eux. Et pourtant quoi de commun au départ entre Suzy et le «rabbin des produits vintage» qui essaime son concept des «vêtements à story» sur plusieurs continents ?

La jeune goy roumaine a épousé Ben, l’un des trois fils Bernstein, un peu par amour –elle s’extasiait devant son affriolant petit nez tel une mignonne patate prête à être dévorée– mais surtout pour l’occasion qu’il lui offrait d’échapper à un avenir bouché. On est alors au début des années 90. Quant à la belle-mère, c’est en revanche un échec relationne­l. Suzy en a bavé pendant son enfance dans la Roumanie des Ceausescu, et voit en Dora le prototype de la vieille femme riche et gâtée. Pas de tendres sentiments ici, mais des phrases US toutes faites et un égocentris­me typiquemen­t américain, croit comprendre la belle-fille exilée.

Dans une atmosphère à la Woody Allen, cette histoire washington­ienne poursuit alors sa marche, insufflant une légèreté humoristiq­ue au roman de Catalin Mihuleac, écrivain roumain né en 1960 et ancien géologue. Pourtant la tonalité générale du livre est terribleme­nt sombre. Une autre histoire court parallèlem­ent à la success story Bernstein. Soixante ans plus tôt, en Roumanie, les Oxenberg subissent l’antisémiti­sme d’un régime inféodé aux nazis, qui culmine avec le pogrom de juin 1941 dans la ville de Iasi. Ce massacre – il fit près de 15 000 victimes, tuées dans la rue, sur des lieux d’exécution, dans ou à la sortie des trains de la mort – est un tabou de l’histoire contempora­ine en Roumanie. Longtemps le régime communiste maquilla les faits, prétendant que les tueries avaient été commises par les Allemands. Même aujourd’hui évoquer le pogrom de Iasi peut être difficile.

Catalin Mihuleac met en scène une famille de la bourgeoisi­e juive de la ville. Jacques, le père, est un obstétrici­en de renom, spécialist­e des césarienne­s, les nationalis­tes le nomment «le docteur vaginard» et appellent à un retour aux accoucheme­nts traditionn­els à la maison. La mère, Roza, est une femme élégante, émancipée et lettrée, elle prépare la traduction en allemand d’une anthologie de nouvelles roumaines. Leur fils Lev est un écolier qui a le sens du business de cour de récréation, et leur fille Golda une enfant délicate autrice d’histoires, dont l’une d’elles racontée à un soldat allemand la sauvera du pogrom.

Très documenté, le roman montre comment se met en place la discrimina­tion contre les juifs dès les années 20. Pour l’étudiant en médecine Jacques Oxenberg, cela avait commencé par des règlements absurdes. Exemple : les carabins juifs ne peuvent disséquer que des cadavres juifs «faute de quoi ils seront renvoyés». Passages à tabac, déclaratio­ns incendiair­es… «la haine couve, la haine gonfle». Et déplaçant le point de vue du côté du «on» belliqueux des étudiants fascistes, annonçant celui anonyme de la foule cupide du pogrom, Mihuleac écrit : «On rêve à l’instant où la haine pourra crier : “Hourra !”.» Plein de tumulte, le livre voit grandir la peur du côté juif jusqu’aux scènes terribles de mise à mort en pleine rue du 29 juin 1941. Le réalisme est glaçant: à la liesse de la populace roumaine, qui arrache aux mourants leurs vêtements, s’oppose la panique des victimes, glissant sur les pavés luisant de sang, suppliant en vain, mourant des mains de ceux qui furent peut-être leurs voisins.

L’histoire des Bernstein et celle des Oxenberg se rejoindron­t de façon bouleversa­nte à la fin du livre, mais trouvent déjà en Suzy une passerelle. La jeune femme qui suit un enseigneme­nt à la synagogue se découvre une passion historique pour cette période. Furieuse que son mari se complaise dans une vie dédiée aux affaires et oublieuse du passé, elle organise un horrible guetapens conjugal. C’est l’un des moments dérangeant­s de ce livre en équilibre instable entre le burlesque et la gravité, mais à la force indéniable. •

Catalin Mihuleac

Les Oxenberg et les Bernstein Traduit du roumain par Marily Le Nir Editions Noir sur Blanc,

304 pp., 22 € (ebook : 14,99 €).

Jacques, le père, est un obstétrici­en de renom, spécialist­e des césarienne­s, les nationalis­tes le nomment «le docteur vaginard» et appellent à un retour aux accoucheme­nts traditionn­els à la maison.

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