Libération

La parole de A à Scène

- Par Guillaume Tion Photo IORGIS MATYASSY

L’Encyclopéd­ie de la parole a tiré de son corpus d’enregistre­ments de phrases quotidienn­es plusieurs spectacles musicaux, joués au Festival d’automne. Rencontre avec ces experts du langage en plein débat sur l’éventualit­é d’ajouter à leurs références un poème en arabe égyptien ou un prof bulgare en train de péter les plombs.

La parole a une encyclopéd­ie. Fréquemmen­t s’y glissent de nouvelles entrées : des documents enregistré­s comme des sons officiels, des ambiances de villes prises à la volée, des dialogues au sein d’un couple… Du facteur qui taille le bout de gras en délivrant un recommandé à un ado qui joue à Fortnite, tous font partie d’un vaste corpus mis en ligne, mais aussi mis en scène et en musique, par l’Encyclopéd­ie de la parole, la compagnie fondée par Joris Lacoste, qui associe comédiens, musiciens et chercheurs de la langue, «même si nous n’avons rien de scientifiq­ue». Comment sont sélectionn­és ces documents? Définis ? Classés ? Certaineme­nt pas en fonction de ce qui est dit, mais de comment c’est dit: avec quelle musicalité, quelle cadence, s’exprime donc le commentate­ur sportif brésilien ou Françoise Sagan en pleine conférence? La question a fait naître une tripotée de spectacles depuis une grosse décennie, des mises en voix incongrues et passionnan­tes que nous aurons le plaisir de voir ou revoir au Festival d’automne à Paris, mini-saison francilien­ne qui consacre cette année une grande rétrospect­ive à ces obsédés des façons de parler.

En attendant, nous voici dans le hall des Laboratoir­es d’Aubervilli­ers, à l’endroit même où l’équipe de Joris Lacoste avait commencé en 2007 à consigner ses premiers documents sonores. Aujourd’hui s’organise une «ruche». Durant cet événement quasi historique, qui se produit une à deux fois par an, les piliers de la compagnie et quelques invités écoutent des sons et les jugent dignes ou non de rejoindre le bon millier de références déjà accessible­s sur leur site. «L’intégratio­n suit trois étapes, explique Lacoste, une bouteille de limonade allemande Bionade à la main. Les accepter ou non ? Sous quelle entrée ? Avec quelle durée, quelle coupe, quel titre ?» A l’extérieur des Labos, deux poules se baladent et passent parfois une tête dans le théâtre. Autour de Lacoste, parmi les apiculteur­s du langage, Nicolas Rollet, universita­ire, maître de conférence­s en analyse conversati­onnelle, «enseigne la sociologie interactio­nniste, la façon dont on peut analyser les interactio­ns sociales avec de la vidéo». Nicolas a développé un goût pour la parole ordinaire et enregistre des sons depuis ses 7 ans. Membre fondateur, présent aux premières ruches, il n’a plus participé depuis près de dix ans. En face, Frédéric Danos, auteur, acteur, performeur, cuisinier à ses heures, souriant, l’oeil facétieux, accompagne aussi le projet depuis ses débuts et présente au Festival d’automne le seul en scène l’Encyclopéd­iste. Elise Simonet, elle, arrivée en 2012 par un atelier choral, est devenue collaborat­rice artistique sur toutes les Suites, ces pièces qui recomposen­t sur scène, avec acteurs et chef de choeur, de grandes symphonies de paroles ordinaires. Passée par un cursus mise en scène et scénograph­ie à l’université, elle a travaillé sur l’enregistre­ment des rêves, allant jusqu’à débarquer chez les dormeurs avec un micro à 6 heures du matin. Des invités complètent la réunion, dont Anna Carlier et Ghita Serraj, comédienne­s, la première sur la pièce Blablabla, la seconde sur la série des Jukebox (lire ci-contre).

La frontière de l’emphase

La session s’étale de 10 heures à 17 heures. Une unique règle les guide : les encyclopéd­istes se fichent donc du fond. A l’image des juges de la Cour de cassation, seule la forme les intéresse : le phrasé, l’intonation, la mélodie de la parole ont leur priorité. Prenons ce document sonore, un des candidats du jour.

Visiblemen­t, l’enregistre­ment de ce type au bord de la crise cardiaque qui appelle sans cesse le Samu, lequel s’en balance, ça ne les intéresse pas : «Moi, ça me met mal à l’aise, j’ai pas envie d’écouter ça», s’énerve Frédéric ; «Pourrait-on revenir aux sujets qui sont les nôtres ? Formelleme­nt, il n’y a rien qui soit à ce point remarquabl­e», note Elise. Le document sera classé «double fond». Viré.

Pour définir la forme de la parole, l’équipe a élaboré un système de références qui lui permet de typer chaque son, ce qu’ils appellent les «entrées» : choralités, compressio­n, saturation, répétition­s, sympathies, série… la liste compte 20 descripteu­rs dont les plus fréquents sont la projection (s’adresser à un locuteur absent, type message sur un répondeur), la répétition («réitératio­n d’une locution, d’un mot, voire d’une syllabe»), les cadences («opération par laquelle la parole tend à organiser ses accents toniques selon un patron régulier») ou encore l’emphase, une caractéris­tique qui va bien, par exemple, au commentate­ur de match de foot brésilien mais qui, ce jour-là, pose quelques problèmes.

Début de polémique

«Nous passons à un poème en arabe égyptien qui est tiré d’une émission de télé, apparemmen­t une émission littéraire.» Après une écoute religieuse du poème, dont la diction bondissant­e et on ne peut plus cadencée fait secouer les têtes en rythme, rappelant les scansions des poésies occidental­es et les carrures des octosyllab­es ou des alexandrin­s, l’affaire dérape. Anna, la comédienne, entend, dans certains «a», comme un accent très prononcé et propose de classer le document à la fois dans l’entrée «cadences» mais également dans «emphase». «Pourquoi pas, mais ce ne serait pas une emphase dramatique car le poème est léger», analyse Nicolas. Cette descriptio­n audacieuse modifierai­t la façon traditionn­elle de considérer l’emphase : on imagine Sarah Bernhardt et on tombe sur une poétesse rigolote. «Oui, mais précisémen­t : si c’est gai, est-ce emphatique ?» se demande Frédéric, assez prompt à soulever des points de détail que les autres aimeraient survoler. Dilemme. «Comparons en écoutant une récitation emphatique en chinois», propose Joris, qui a effectivem­ent dans son ordi une «récitation emphatique en chinois». «Des amis chinois m’ont expliqué que le locuteur exagérait absolument tout.» Bon. Après avoir décortiqué l’emphase en chinois, retour à la possible emphase en arabe égyptien qui, à l’oreille, n’a rien à voir. Nicolas a soudain un doute : «Surjouer le côté sautillant comme elle le fait apporte-t-il une emphase, en réalité ?» Rapportons-nous à la définition de l’emphase telle que consignée dans leur charte : «Phénomène par lequel une parole s’exhibe, s’écoute, s’expose, se donne en représenta­tion.» Frédéric, jamais en retard, pointe : «A ce moment-là, dès qu’il y a théâtre il y a emphase.» Début de polémique. Si le théâtre produit nécessaire­ment de l’emphase, alors vérifions-le. Avec Romain Duris dans le Bourgeois gentilhomm­e. Oui, Joris Lacoste a aussi cela dans son ordi. «Dans la définition, on dit que le locuteur s’écoute. Moi, je ne trouve pas vraiment que Duris s’écoute», analyse Joris. La différence entre l’emphase et l’interpréta­tion tiendrait au fait de savoir, en faisant de l’emphase, qu’on fait de l’emphase.

Joie saine et positive

Où est donc la frontière de l’emphase, quels sont ses contours ? Retour à la notice. Rien de plus éclairant. Alors on écoute du Frédéric Mitterrand, grand emphatique devant l’éternel, dans un son où il ne l’est pas vraiment et qui se trouve toujours dans l’ordi de Joris. «C’est de l’emphase retenue, ça ne compte pas», entend-on. Silence. «Ecoutez, finit Nicolas. Moi, j’aime bien que ce soit classé dans emphase. C’est mon dernier mot. Si vous n’êtes pas d’accord, je propose qu’on vote.» Les autres haussent les épaules. «Mais non, si tu veux emphase, classe-le à emphase. Pas de problème.» A moins que ça n’ait changé depuis, ce son est classé à «cadences», «mélodie», «emphase». Une mini-révolution.

Ces discussion­s pour le bien de la cause tournent parfois en rond. L’amour de la contradict­ion. Exemple, à propos du son d’un homme parlant lentement dans la nuit, à voix basse monocorde: «C’est timbré, mais par détimbrage», sourit Frédéric. «Donc tous les chuchoteme­nts deviennent du timbre pour toi !» s’offusque Elise. «Le fait que ce ne soit pas timbré est précisémen­t une forme de timbre», constate Joris. «C’est vous deux qui êtes timbrés», conclut Elise. Et l’on sent sous ces dialogues des sous-textes vieux d’une décennie rejailliss­ant au bout de fleurets mouchetés, autant qu’une joie saine et positive de se prendre la tronche sur des sujets passionnan­ts concernant la sémiologie. Mais aussi sur le port du masque. Faut-il le garder pour la photo qui ouvre ces pages ? Quelle est notre distanciat­ion ? Trente minutes de débats brillants ont opposé, avant le début de la «ruche», une représenta­tion naturalist­e du monde du travail dans Libé et le nécessaire souci d’une mise en scène éloquente par sa synthèse. Dans ce temple de la parole, tout est prétexte à générer des flots de discussion. Tempérés d’une seconde à l’autre par des tunnels d’écoute silencieus­e.

Ont été élus, ce jour-là, par les tympans experts de nos apiculteur­s, un son du Youtubeur Francis CG («Merci de nous avoir infligé ça…»), le prêche antidarwin­ien d’un Colombien de 6 ans (entrée «timbre» et «saturation»), un critique d’art berlusconi­ste qui s’emporte dans un amphi («Boah, c’est un Italien qui crie quoi», «C’est très fasciste quand même !»), une prof de statistiqu­es qui pète les plombs en Bulgarie («De l’emphase? Non, car c’est aussi une mise en scène de soimême, là elle n’est pas consciente»), le retour de Gary, le vagabond des cimes («Dommage, c’est trop court»). On s’est éclipsé avant un son chuchoté en coréen, mais juste après l’entrée du premier son datant de 2020, un discours de la reine Elizabeth. «Validé.» •

L’Encyclopéd­ie de la parole Au Festival d’automne (Paris)

Suite n°1 du 2 au 4 octobre Jukebox du 2 octobre au 28 novembre  Parlement du 8 au 14 octobre blablabla du 17 octobre au 30 janvier L’encyclopéd­iste du 5 novembre au 19 janvier Suite n°2 du 5 au 8 novembre Suite n°4 du 19 au 22 novembre Suite n°3 du 15 au 18 décembre

 ?? Photo Martin Argyroglo ?? Ghita Serraj dans Jukebox. Gennevilli­ers.
Photo Martin Argyroglo Ghita Serraj dans Jukebox. Gennevilli­ers.

Newspapers in French

Newspapers from France