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«Que peut-on collecter comme parole quand on habite Bobigny ?»

Dans «Jukebox», Elise Simonet et Joris Lacoste, de l’Encyclopéd­ie de la parole, mettent en scène des sons recueillis par des habitants dans leur quartier. Rencontre avec les artistes et leurs collecteur­s à la MC93.

- Guillaume Tion

Dans le studio de la MC93, à Bobigny, la directrice artistique Elise Simonet dispose sur une table des programmes du spectacle Jukebox qu’elle a déjà monté à Aubervilli­ers, Rome ou Conakry. Dans des médiathèqu­es, des écoles, des centres sociaux – «des lieux hors théâtre, car dans les salles de banlieue sont souvent présents beaucoup de spectateur­s venus de Paris» –, la comédienne Ghita Serraj interprète une sélection de documents sonores, enregistré­s par les résidents de la ville, et dont un grand nombre est donc tiré de la vie locale. Double plaisir pour le public qui, en plus du contenu des documents, peut aussi reconnaîtr­e des protagonis­tes qu’il connaît ou entendre une réinterpré­tation de sa vie de quartier. Pour mener à bien le projet Jukebox. Bobigny, Elise Simonet a recruté deux collecteus­es balbynienn­es, Jane, 24 ans, et Marie, 60 ans. Elles sont rémunérées pour enregistre­r des sons, stimuler quelques autres participan­ts et faire vivre la base de documents qui servira au spectacle. Elise Simonet explique : les sons collectés doivent durer de vingt secondes à trois minutes, concerner des sujets d’actu («on évitera les sons antérieurs à 2010») et se centrer sur un locuteur unique. «Le plus simple pour commencer, c’est de taper Bobigny sur Internet. 75 à 80 % des sons sont puisés sur le Web, et notamment sur YouTube. Les prises en live sont plus compliquée­s.»

«Maïs chaud».

Pour la collecte, il convient d’éviter les interviews, qui sont souvent proches du théâtre, avec un dispositif formaté : «Ce qui nous intéresse, c’est la transposit­ion. Quand Ghita reproduit une interview, il n’y a pas beaucoup de décalage en termes de théâtralit­é», explique la jeune femme. Qui pointe ensuite les documents incontourn­ables: un rappeur freestyle qui a pondu un hit dans son quartier (ça tombe bien, le fils de Marie est rappeur), des sons tirés d’une équipe sportive locale (à Bobigny, ce serait du basket ou du rugby féminin) ou encore certains répondeurs («Bienvenue à la mairie de Bobigny…»).

Sélectionn­er des personnali­tés qui évoquent Bobigny, pour jouer sur la reconnaiss­ance de la voix, est possible, voire encouragé, explique Simonet qui, pour l’exemple, fait écouter un discours de Macron sur Gennevilli­ers (où avait été présenté Jukebox. Gennevilli­ers). Au total, parmi la quarantain­e de sons qui seront proposés au public lors des représenta­tions de novembre, une dizaine concernero­nt la ville, sélectionn­és parmi une trentaine de documents rapportés par les collecteur­s. Chez qui pointe une inquiétude: «Doit-on demander une autorisati­on quand on prend un son à la volée ?» Simonet les rassure. D’une part, la qualité sonore n’a aucune importance puisque les documents ne sont pas diffusés mais réinterpré­tés. Et pour ce qui est de la propriété, il est préférable de demander l’autorisati­on de l’auteur qui, la plupart du temps, accepte. Comme ce fut le cas avec la femme de Pierre-Yves, une déblatéreu­se de première. «Et je peux vous dire que, quand ils viennent au spectacle et qu’ils comprennen­t que c’est eux que Ghita est en train de jouer, ils sont ravis.»

Et nous voilà deux semaines plus tard au premier atelier, toujours organisé à la MC93. Marie et Jane sont alors entourées de collecteur­s de terrain, neuf jeunes Balbyniens, Oumar, Mariama, George, Laura, Dogan-Deo… «Que peut-on collecter comme parole quand on habite Bobigny ?» demande Elise. «Les amphis, le métro, une ambiance un peu scolaire», entend-on. Quelques-uns prennent des cours de théâtre: «Enregistro­ns la prof de théâtre ! En plus elle est tout le temps à la MC93.» «Le gars qui vend le maïs chaud et les Marlboro devant le métro !» Tout le monde est d’accord et Laura imite: «Maïs chaud, maïs chaud…» Elle est taxée de raciste. Elise intervient : «Attention, on n’est pas là pour caricature­r. On travaille d’une manière musicale et on rend hommage à ces paroles.» La discussion reprend : «Nos textes de rap, ça compte ?» – «Carrément, enregistre­z des répètes !»

Marie a réussi à récolter quatre ou cinq sons, mais elle ne les juge pas tous très bons. «J’ai enregistré le free style de mon fils. A la Maison des associatio­ns je suis tombé sur Abdel, qui expliquait la marche nordique, il avait une façon de parler intéressan­te. Et mon mari enseignant, hier, pestait contre les plaques en plexi à la cantine contre le Covid, je l’ai enregistré !»

«Parler en “gue”».

Pendant ce temps-là, les jeunes ont dérivé. Ils évoquent maintenant les langues parlées chez eux. «Avec mes frères et soeurs je parle français, avec mes parents une langue avec un peu d’anglais, un peu d’indien, du farsi, et mes parents entre eux, ils parlent encore une autre langue qu’on ne connaît pas», raconte l’un d’eux. «Sinon je peux parler en “gue” [à prononcer “gueux”, ndlr]», dit George. «Ah ouais, montre.» Et tout le monde autour de la table est fasciné par la naissance de cette parole nouvelle.

Jukebox d’élise Simonet et Joris Lacoste avec Ghita Serraj.

A Gennevilli­ers, Bobigny, Nanterre et Malakoff dans le cadre du Festival d’automne, du 2 octobre au 28 novembre.

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