Edouard Louis La vérité en fils
L’écrivain fait ses débuts au théâtre en jouant son propre rôle dans la mise en scène par Thomas Ostermeier de son roman autobiographique «Qui a tué mon père».
Il est au fond du plateau, à droite, fine silhouette devant un ordinateur portable sur un petit bureau, rien d’autre ne meuble l’espace à part un vieux fauteuil en skaï installé de dos en diagonale sur le devant de la scène, et deux chaises disparates dont l’une en plastique, de jardin, comme lorsqu’on est étudiant ou travailleur pauvre et qu’on sait accommoder le rebut.
On entend les cliquetis des touches tandis qu’on s’assoit dans la salle. Il ne se déconcentre pas malgré le léger brouhaha, le public converse malgré les masques et les sièges laissés vides, les spectateurs sont contents de revenir au théâtre. Ils en oublieraient presque cette silhouette sur scène centrée sur son objet, à la manière de ceux qui écrivent au café et qui ont besoin du bruit des autres pour s’abstraire. On se demande s’il parvient à nous oublier, lui, et quelle est la teneur des mots qu’il note en prélude à la représentation. Est-ce : «Ne pas avoir peur, oublier le trac ?» Est-il en train de nous décrire ? Est-ce nous, le spectacle? Et déjà le glissement se fait puisqu’on suppose évidemment qu’Edouard Louis s’attelle à la rédaction de Qui a tué mon père, le texte qu’il va interpréter, lui, l’écrivain qui joue Edouard Louis, ou plus simplement lui-même, si jamais il était simple d’être soi, thème qu’on découvrira être l’un des axes du texte, ce qui nous avait échappé à sa lecture, lorsqu’il était paru au Seuil il y a deux ans.
Battements de coeur et clignotants
Il porte un sage sweet gris à capuche, des baskets dernier cri, le mur du fond est immense et brumeux, c’est un écran sur lequel, tout le long, seront projetés des images du Nord de la France, mouvantes et fixes, mais aussi de gros plans lumineux, si grossis que les images en deviennent abstraites. On embarque donc dans un véhicule, on roule avec lui en hiver sur l’asphalte mouillé en direction, suppose-t-on, de sa maison d’enfance, on entend le grésillement d’une radio qui déverse des paroles d’abord inaudibles avant de se fixer sur un vocabulaire médical, «artère» entend-on. C’est presque rien, mais cela suffit pour qu’on comprenne qu’on va rendre visite à un homme malade. Tout comme le son discret du monitoring qui enregistre le battement d’un coeur et se mêle indistinctement à celui des clignotants. Un homme malade et peut-être mourant, donc. Et on se dit que tout le talent de Thomas Ostermeier se manifeste dans cette faculté de créer un monde –c’est-à-dire une myriade d’associations d’idées – et de permettre la rencontre simultanée de plusieurs espaces et strates temporelles avec si peu: deux micros, un plateau vide, une ombre, un bonheur d’économie. Et cependant ce monde bouge, il ne cessera de se déplacer et nous emmener ailleurs, malgré l’absence de décor. Edouard Louis, toujours à sa table, dit posément, avec retenue, cette phrase : «Quand on lui demande ce que le mot racisme signifie pour elle, l’intellectuelle américaine Ruth Gilmore répond que le racisme est l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. Cette définition fonctionne aussi pour la domination masculine, la haine de l’homosexualité ou des transgenres, lll
lll la domination de classes, tous les phénomènes d’oppressions sociales et politiques.»
Rien de théorique dans cette définition, qui prouve tous les jours tragiquement sa validité aussi bien par l’actualité que par les statistiques. Rien de théorique non plus dans cette mise à nu d’une heure et demie où Edouard Louis s’adresse à nous tantôt frontalement et au présent, dans une diction qui mime la recherche de la pensée en train de se former, tantôt à la seconde personne du singulier, à son père absent dans un récit déjà forgé, qui renvoie au passé, à leur histoire parfois désaccordée et si liée. On entend : «Il me semble, souvent, que je t’aime.»
Petit garçon vengeur et messe chamanique
Durant toute la représentation, une douceur frappe. C’est celle de l’élocution, qui contraste avec la violence de ce qui est dit, mais aussi avec la vélocité et l’éloquence habituelles d’Edouard Louis, pour qui l’a déjà entendu. Il s’agit donc bien d’un rôle, même si c’est le sien, et d’une interprétation, et donc d’un acteur, pour la première fois sur scène.
Acteur qui dansera, montrera sa souplesse dorsale, fera du karaoké, dégringolera en enfance, aura 8 ans, se travestira, fera apparaître son père, sa mère, son frère par son regard, sera parfois un chouïa maladroit –il nous rappelle ainsi qu’il est Edouard Louis, et qu’il débute en tant que comédien. Acteur-écrivain-sujet du récit autobiographique qui ne cessera de passer du plus politique au plus intime, et de nous montrer l’articulation et l’emboîtement des deux sphères, leur non-séparation, et comment la frontière entre ce qui est privé et public est poreuse, ne cesse de se modifier, rendant politique ce qui était réservé autrement au silence et à l’intime. Mais aussi comment le corps et sa santé sont régis par les lois et coutumes, les préjugés et les ancrages. Sous la direction de Thomas Ostermeier, et contrairement à d’autres mises en scène de Qui a tué mon père, Edouard Louis ne scande pas son propre texte, ne l’assène pas, n’en fait pas un manifeste même lorsqu’il s’agit de dévoiler des rapports de causes à effets communs, ou de démonter la construction de la masculinité et son effet sur la scolarité. Une brèche qui permet la réflexion, dissonante ou non, du public. Cela change tout, d’autant que l’interprétation d’Edouard Louis consiste aussi à montrer le doute. Il ne sait pas d’avance, dira-t-il après la représentation, quels mots, quelles scènes, vont raviver sa mémoire et susciter des émotions difficilement contrôlables, abolir la distance entre lui et le rôle. Deux photos à part, qui appartiennent à Edouard Louis, apparaissent sur le mur du fond : l’une le représente, enfant, visiblement heureux, lors d’un spectacle avec un masque de Zorro autour des yeux et un chapeau pointu de magicien. L’autre montre son père, le spectateur n’en doute pas, déguisé en majorette, et que l’adolescent scrutera longtemps pour tenter de la déchiffrer. Deux photos qui ancrent encore plus s’il était nécessaire le «spectacle» dans une relation à une vérité, qui dépasserait la seule invention de soi.
La réussite de la mise en scène est de permettre cette confrontation en révélant une architecture du texte plus complexe qu’il n’y paraît. Confrontation politique d’abord. Lors de la dernière scène, lorsqu’Edouard Louis évoque les lois responsables d’avoir détruit le corps de son père, une pierre ricoche, on écoute autant ce qu’il dit, que l’écoute du public. Autant le petit garçon vengeur que l’étrangeté de sa messe chamanique. Les noms sont dits, pas tous, certains sont partis à la trappe, le jeu est sérieux, mais l’esprit de sérieux, lui, a volé en éclats.
Qui a tué mon père d’Édouard Louis ms Thomas Ostermeier avec Edouard Louis. Au Théâtre de la Ville, les Abbesses, jusqu’au 26 septembre.