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Au centre Pompidou, le roman de Matisse

Voici donc trois petites aubergines, échos de siècles de natures mortes, si petites qu’elles semblent redevenues graines, semées au coeur afin que pousse un art nouveau.

- Par Philippe Lançon

Chapitrée en neuf sections chronologi­ques, la riche rétrospect­ive «Matisse, comme un roman» au centre Pompidou montre l’évolution de la grammaire picturale propre au maître éclairé par Aragon, où formes et couleurs se répondent dans une célébratio­n de la vie.

Matisse n’est pas bienveilla­nt, mais, plus qu’un dieu supposé l’être, il apporte la paix. C’est une paix de géant. Vibrante, sauvage, raffinée, silencieus­e, intérieure, entière, d’une profondeur tout en surface.

Une paix magistrale et lucide. Elle expose et transcende les conflits successifs qui l’entourent, la menacent, en élaborent les formes. C’est enfin une paix visible. L’exposition biographiq­ue et critique du centre Pompidou a pour premier mérite de la laisser respirer dans de grands espaces. Chaque tableau, chaque dessin, chaque sculpture, chaque papier collé, a la place de rayonner. Réparties sur neuf tranches chronologi­ques, les oeuvres réunies viennent, pour l’essentiel, des trois musées français où règne Matisse : Le Cateau-Cambrésis, commune du Nord où un traité mit fin en 1559 aux guerres d’Italie opposant la France à l’Espagne et où naquit l’artiste en 1869 ; Nice, où il vécut de 1919 à 1929 et de 1940 à sa mort, le 3 novembre 1954, pendant la guerre et dans les après-guerres ; et le centre Pompidou lui-même. D’autres oeuvres viennent de particulie­rs, de quelques musées étrangers. Ainsi, dès la première section («Où marquer le commenceme­nt ? 1895-1903»), qui s’ouvre sur les Trois Baigneuses de Cézanne acquis par Matisse en 1899, cet extraordin­aire Nu aux souliers roses, de 1900-1901, venu d’une collection privée. Une femme nue et trapue, debout sur une petite estrade, de trois quarts, la tête penchée vers le bas et le menton posé sur la main, le visage fondu dans l’ombre, fait léviter son poids dans un vide de couleurs sombres et violentes, quatre tranches horizontal­es expression­nistes énergiquem­ent brossées. Elle est simplement chaussée de souliers. A vrai dire, ils ne sont pas tout à fait roses, ces souliers, mais plutôt rouges, comme les deux taches posées dessus, deux taches de peinture pure, deux fientes tombées d’un ciel absent auxquelles aboutit la jambe gauche verticale, axe du tableau. Elles aimantent les forces du tableau, qui restent centripète­s: la couleur reste l’ennemi enchanté, l’ennemi de l’intérieur.

Intérieur aux aubergines, peint en 1911 et venu du musée de Grenoble, permet de mesurer le chemin parcouru en dix ans. Il a sa place à part en fin de troisième section («L’aube de l’art, 1906-1909»). L’extrait d’un beau et célèbre texte du poète Dominique Fourcade, Rêver à trois aubergines, l’accompagne. Il y a beaucoup d’intérieurs chez Matisse. Intérieur à Collioure, Intérieur à l’harmonium, Intérieur à la fillette, Intérieur au chien, Intérieur au violon, etc. C’est à l’intérieur que la guerre a lieu et que la paix s’installe. Mais l’intérieur, c’est quoi ? L’intérieur d’un atelier ? D’une maison? D’une toile? D’une conscience ? Matisse parvient, peu à peu, à les unir tous, dans un grand intérieur où les frontières ordinaires disparaiss­ent. Frontières entre la couleur et la lumière ; entre les formes et les lignes ; entre le réel et l’abstrait ; entre le dedans et le dehors ; entre la toile et le monde. Voici donc trois petites aubergines, échos de siècles de natures mortes, si petites qu’elles semblent redevenues graines, semées au coeur afin que pousse un art nouveau. Dans cet art, la vie n’est ni décorative ni montrée dans un décor : elle devient le décor lui-même, dans son ensemble, chaque partie et chaque détail.

Tableau centrifuge

Il faudrait le journal entier, et peutêtre même plus, pour simplement décrire les différents motifs de cet intérieur et leurs multiples rapports ; il faudrait presque une vie. Le paravent; le morceau de tissu fleuri sur le paravent; celui qui flotte comme un tapis volant sur la table aux aubergines où, en provenance d’Orient, il vient peut-être de les déposer ; le miroir reflétant un espace

qu’on ne voit pas dans la toile ; la fenêtre à droite ouvrant sur un paysage abstrait, de vagues de couleur, qui pourrait être une autre toile ; le bout de lampe derrière le paravent qui semble dessiné sur encore une autre toile; le morceau de cheminée à gauche avec la moitié de statue asiatique ; le cadre vide en haut à gauche qui transforme en motif le papier peint bleu sombre à fleurs bleu clair qui semble couvrir tout le fond de la toile, comme dans une pièce qui n’aurait plus ni sol ni plafond, ou comme si ce qu’on voit flottait dans une atmosphère où l’agencement symphoniqu­e des couleurs et des formes fixe de nouvelles lois, suspendues, de la gravité. Dans cette atmosphère, les choses visibles ne se contentent pas de flotter. Elles se caressent entre elles, se contaminen­t et se transforme­nt. C’est le grand matissage. Ainsi, les petites fleurs blanches à cinq pétales ronds qui ornementen­t le tissu ocre posé sur le paravent vert, on les retrouve, agrandies et bleues, dans le grand motif de fond évoqué, mais, cette fois, ce pourrait tout aussi bien être les empreintes d’un animal, d’un félin, d’un fauve, qui a marché dans la nuit… sur la toile, ou sur l’espace qu’elle représente? Est-ce la réalité, est-ce un rêve ? Est-ce l’enluminure d’un récit, ou le récit d’une enluminure ? Dominique Fourcade note que, pour la première fois peut-être, on est confronté à un tableau centrifuge : tout ce qu’on voit fuit les petites aubergines, quand tout, dans l’histoire de la peinture occidental­e, tendait à y ramener. Tant que ces petites aubergines seront là, le reste du monde ne sera pas un décor vide de vie, mais le monde et la vie ellemême. C’est l’harmonie née de la guerre qu’on observe, qu’on éprouve; c’est la sérénité résistante: chacun pour soi, et la paix du regard pour tous.

Phrases d’acrobate

L’exposition reflète ce grand intérieur. Chaque oeuvre tire l’oeil à elle. Toutes finissent par créer un ensemble, une unité. Comment parler de ça? Pourquoi décrire celle-ci plutôt que celle-là, quand celle-ci, d’une manière ou d’une autre, se développe en celle-là? Faut-il ouvrir de nouveau la Blouse roumaine de 1939-1940 (en regrettant de ne pas voir sa jumelle, qui appartient à la famille Duthuit)? Faut-il danser avec le Nu bleu aux bas verts, cette gouache sur papier découpé et collé de 1952 ? La commissair­e, Aurélie Verdier, a placé le parcours sous le signe discret de quelques grands critiques (Georges Duthuit, Dominique Fourcade, Clément Greenberg), mais c’est avant tout le livre d’Aragon, Henri Matisse, roman (1) qui sert d’éclaireur. Il fut publié en 1971, dans une édition de luxe que son auteur avait contrôlée dans le moindre détail, comme le peintre ses aubergines, en retardant la publicatio­n pendant deux ans. Il réunit plusieurs textes écrits par Aragon sur presque trente ans. Il les assemble et les compose, avec des notes, des images et dans des formats qui en font un ouvrage kaléidosco­pique, à la fois centripète et centrifuge, un texte qui enfle par vagues et dont la forme et l’expansion correspond­ent à l’oeuvre qu’il accompagne. Le style tout en fugue et variations d’Aragon, ces phrases d’acrobate sautant d’un trapèze à l’autre en faisant un fouetté avec une virtuosité propre à faire oublier le filet, devient l’enluminure de ce qu’il décrit.

L’écrivain a rencontré le peintre en 1941 à Nice, mais il n’avait pas attendu ce moment pour l’aimer: «Quand j’avais vingt ans ou guère plus, il est certain que ma folie avait élu pour son palais une certaine lumière qui est Matisse, un monde où le lierre s’il attache c’est que Matisse l’a fixé, où les femmes ont une certaine lenteur pour ne pas déranger l’ordonnance qui est celle de Matisse, un univers de rapports qui ne s’exprime que par l’algèbre matissienn­e. Il est aussi certain que ce cadre élu, ce climat, cette nature seconde, un sentiment farouche de la jeunesse me retenait de les avouer ouvertemen­t. Matisse était mon secret, que j’ai gardé longtemps. L’échelle confidenti­elle de mes valeurs.»

Matisse a été le secret de beaucoup d’entre nous, comme à l’ombre de Picasso, génie artistique et publicitai­re de tous les conflits ouverts et de toutes les morsures du siècle passé. Aragon ajoute, avec son sens du spectacle, des prétéritio­ns et des contradict­ions : «Si, une fois, je devais en faire la confession publique, ce ne serait qu’avec la précaution de ne pas en dévoiler l’importance : aussi en 1919, avais-je inventé de décrire une femme que j’appelais Matisse, comme d’un prénom, et en qui je semblais plus qu’autre chose soucieux de condenser une sorte d’image du moderne de ce temps-là, des goûts et des bizarrerie­s propres à ma génération. C’était le temps de l’immédiate après-guerre.»

Grands ciseaux

Le conte où apparaît la femme prénommée Matisse figure dans le Libertinag­e, publié en 1924. Il s’intitule «Madame à sa tour monte» et débute ainsi : «Exceptionn­ellement Matisse n’est pas une Russe, mais une rousse qui naquit aux Batignolle­s voilà bien vingt ans tout de même. Ses bras, les plus longs du monde, mènent à des mains gauches, que vous imaginerie­z faites pour soutenir un front pensif. Le sien, bas et rongé vers le haut par une maigre frange, justifiera­it volontiers l’épithète : sans souci de l’anatomie, ses yeux le mordent, l’avalent. Leur immensité, par horreur de se trouver un point de mire, elle aime à laisser croire que ça relève du maquillage, et d’un trait noir elle allonge la fente de ses paupières, étend l’arc de ses sourcils jusqu’à la racine de ses cheveux. C’est pour les excuser de dévorer ses joues, je vous jure, qu’elle souligne ses orbites d’une ombre douce.» Regardez les portraits de l’Algérienne (1909), de Pierre ou de Marguerite, les enfants de Matisse, en 1909 et 1910, ou encore Tête de lorette sur fond vert (1916), et vous verrez ce que vous venez de lire. Avec cette limite que note Aragon : «Les mots expriment les sentiments, mais n’imitent pas les tableaux: ce sont là deux langages, et c’est une grande maladie moderne que procéder par confusion des langages, de parler celui de la danse pour expliquer la poésie, celui de la musique pour décrire la peinture, etc.» Les vases communique­nt, mais restent opaques l’un à l’autre.

A propos de musique, l’exposition s’achève sur la Tristesse du roi, un grand et lumineux papier collé de 1952. Matisse est malade, il découpe avec de grands ciseaux les papiers peints qu’une main de femme lui tend et dispose sur la toile selon ses instructio­ns. Il s’inspire dit-on de la Bible, mais ce qu’on voit est un personnage à tête verte et au corps de grande aubergine ornementée des fleurs à cinq pétales, une silhouette enfantine réduite à l’essence des formes et des couleurs. Il joue du luth ou de la mandoline, dans sa haute tour, une forêt enchantée, ou au pied d’un balcon. Est-ce la tristesse du roi de Thulé ou la joie du peintre, qui va bientôt mourir? Les deux, évidemment. •

(1) Quarto, Gallimard.

Matisse, comme un roman Centre Pompidou, Galerie 1, 75004. Jusqu’au 22 février.

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 ?? Photo Succession H. Matisse. Centre Pompidou. Mnam-Cci. Ph. Migeat. Dist. RMN-GP ?? La Tristesse du roi, 1952.
Photo Succession H. Matisse. Centre Pompidou. Mnam-Cci. Ph. Migeat. Dist. RMN-GP La Tristesse du roi, 1952.
 ?? Photo Succession H. Matisse. Ville de Grenoble. Musée de Grenoble. J.-L. Lacroix ?? Intérieur aux aubergines, 1911.
Photo Succession H. Matisse. Ville de Grenoble. Musée de Grenoble. J.-L. Lacroix Intérieur aux aubergines, 1911.

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