LIBERTÉS FLOUÉES
Le texte sur la «sécurité globale» qui réprime la diffusion du visage des policiers est le point d’orgue d’une dérive répressive, qui met à mal les droits d’informer, de manifester ou de circuler.
Si le libéralisme économique effréné du candidat Macron n’a jamais été feint, rien ne laissait présager, en revanche, de tels penchants autoritaires. Pourtant, à mesure qu’il défile, son mandat s’apparente à une vaste offensive contre les libertés publiques. Liberté d’informer, liberté de manifester, toutes, ou presque, essuient aujourd’hui de violents coups de canif. Cette semaine, l’agenda du Parlement est même engorgé de textes dénoncés par les défenseurs des droits fondamentaux. Mardi, l’Assemblée nationale a avalisé la loi de programmation de la recherche (LPR) qui pénalise, via l’article 3, l’occupation en réunion d’un bâtiment universitaire (lire page 4). En parallèle, le Palais-Bourbon examine cette semaine la très controversée proposition de loi de«sécurité globale». Aux yeux du pouvoir, ce processus de restriction inédit des libertés puise sa légitimité dans les traumatismes vécus ces dix dernières années par la France. Il y a bien entendu la vague d’attentats jihadistes, qui a conduit à l’instauration de l’état d’urgence, mais aussi la pandémie de Covid-19 et son cortège de mesures dérogatoires au droit commun, accroissant les pouvoirs de police et entravant la contestation sociale. Des événements qui nécessitent évidemment une adaptation législative ciblée, mais avec ce paradoxe de voir désormais une très large partie de la population en pâtir.
RIPOSTE TOUS AZIMUTS
Quand le candidat d’En marche arrive au pouvoir, il hérite de l’état d’urgence, renouvelé pendant deux ans sans réelles protestations politiques des parlementaires. Pour «en sortir», le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérard Collomb, présente un projet de loi sur la «sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme» (dit «Silt») qui inscrit dans le droit commun plusieurs des mesures du régime d’exception. «Des mesures prévues dans le cadre du régime dérogatoire de l’état d’urgence, conçu comme une suspension temporaire des droits et libertés garantis par la Constitution, se voient aggravées et pérennisées par leur inscription dans le droit ordinaire, affectant gravement le régime français des libertés et droits fondamentaux», écrivait alors dans un avis la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Entre autres mesures, les perquisitions administratives deviennent les «visites domiciliaires et saisies» et les assignations à résidence des «mesures individuelles de surveillance». Des procédures administratives qui permettent d’importantes restrictions de libertés avec, pour seul garde-fou, un contrôle du juge des libertés et de la détention.
C’est dans l’arsenal de ces dispositions que le gouvernement est notamment allé piocher après l’assassinat terroriste de
Samuel Paty, le 16 octobre, pour enclencher une riposte tous azimuts, ciblant des personnes parfois extrêmement éloignées des faits et provoquant l’émoi en annonçant la dissolution future du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF).
Pratique brutale
La révolte des gilets jaunes va être, à partir de novembre 2018, le théâtre d’atteintes massives aux libertés fondamentales. Face à la multiplication d’occupations de ronds-points, de manifestations non déclarées et de nombreuses dégradations matérielles, l’exécutif envoie la police et la gendarmerie pour «rétablir l’ordre». Les forces de sécurité font alors un usage massif d’armes mutilantes, comme les LBD et grenades explosives. Cinq personnes ont la main arrachée, près d’une trentaine de personnes sont éborgnées, d’autres très gravement atteintes à la tête.
Les autorités, qui refusent de parler de «violences policières» et soutiennent sans en démordre les forces de l’ordre, vont également procéder à des milliers d’interpellations préventives et des centaines de poursuites judiciaires sur la base du délit contesté de «participation à un groupement en vue de commettre des violences». La philosophie, vivement contestée, de cette infraction n’est pas de rechercher des éléments matériels qui attestent des violences ou des dégradations imputables à une personne, mais repose sur son intention d’y prendre part. Et le gouvernement tente d’aller encore plus loin en faisant voter une loi «anticasseurs» qui permet de prononcer des interdictions administratives individuelles de manifester. Le Conseil constitutionnel censure finalement cette disposition. Après des mois sans réelle inflexion sur sa pratique brutale du maintien de l’ordre, le gouvernement consent à ouvrir une réflexion. Le ministère de l’Intérieur organise alors quelques réunions mais verrouille les débats. Les ONG comme Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme sont seulement auditionnées et ne siègent pas dans le groupe de travail. En septembre, et après des mois à repousser l’échéance, Gérald Darmanin publie le «schéma national du maintien de l’ordre». Ce document entérine finalement la quasi-intégralité des méthodes observées dans les cortèges et lors d’interventions dans les quartiers populaires.
C’est dans le même esprit, fin octobre, qu’arrive à l’Assemblée nationale la proposition de loi de «sécurité globale». Parmi les dispositions de ce texte, c’est certainement l’article 24 qui a provoqué le plus de levées de boucliers : celui qui prévoit de réprimer la diffusion du visage ou de «tout autre élément d’identification» d’un policier ou d’un gendarme, hors numéro de matricule, quand elle a pour but de porter «atteinte à son intégrité physique ou psychique». Défenseurs des libertés fondamentales, journalistes, réalisateurs, militants contre les violences policières dénoncent un critère d’intentionnalité flou, exposant les médias, et plus encore les observateurs associatifs et les citoyens «ordinaires», à des poursuites, et visant à imposer, dans les faits sinon dans la lettre, le floutage comme norme sur les réseaux sociaux. Si la Place Beauvau a annoncé jeudi quelques ajustements (lire page 3), elle n’entend, d’évidence, pas renoncer à ce dispositif réclamé par les syndicats policiers.
Dans ce contexte, et après la manifestation parisienne qui a vu mardi soir plusieurs journalistes entravés et deux interpellés, les déclarations le lendemain de Gérald Darmanin – affirmant d’abord que les journalistes «doivent» se signaler auprès des préfets lorsqu’ils vont couvrir une manifestation, puis qu’ils le «peuvent, sans […] obligation» s’ils entendent pouvoir «faire [leur] travail dans les meilleures conditions possibles» – ont provoqué une bronca.
Reporters inquiétés
Mais les inquiétudes ne datent pas d’hier. Car si le président de la République ne cesse d’exalter sur la scène internationale la liberté d’expression à la française, les alertes sur la liberté d’informer n’ont cessé, sous sa présidence, de s’accumuler. Associations, syndicats et sociétés de journalistes se sont ainsi alarmés des conséquences de la loi sur le secret des affaires et de celle contre les fake news, adoptées en 2018, et plus récemment du nouveau «schéma national du maintien de l’ordre» – alors que selon le décompte du Syndicat national des journalistes (SNJ), première organisation représentative de la profession, 200 journalistes ont été empêchés de travailler lors des manifestations de gilets jaunes.
Et c’est sous la macronie que se sont multipliés les cas de reporters inquiétés pour avoir publié des informations confidentielles : dix ont été convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure depuis février 2019, et deux cette année par l’Inspection générale de la police nationale. Des «intimidations», dénonce Emmanuel Poupard, premier secrétaire général du SNJ, qui ne cache pas ses inquiétudes face à la succession de mesures et pratiques qui envoient «un mauvais signal aux autres démocraties» : «Il y a une accélération, un entêtement, une volonté de ne pas voir. Avec un gros problème de manque de concertation avec la profession. Le dialogue est le grand absent de ce gouvernement.»
L’émoi dépasse le cadre national. Avec la proposition de loi de «sécurité globale», la France s’est attiré les critiques des rapporteurs du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. La répression des gilets jaunes, elle aussi, avait provoqué les inquiétudes des Nations unies, ainsi que celles du Conseil de l’Europe. Des alertes hautement symboliques, qui ont pourtant été balayées. •