Libération

«L’Etat fait, sans s’en rendre compte, des concession­s aux ennemis de la liberté»

Le défenseur des droits de l’homme Henri Leclerc déplore la tendance politique, depuis plusieurs décennies, à adopter toujours plus de lois restrictiv­es pour tenter de rassurer l’opinion.

- Recueilli par Christian Losson

Henri Leclerc, 86 ans, est avocat et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Grand défenseur des libertés publiques, il revient sur l’accumulati­on alarmante des coups de canif portés à l’Etat droit par l’exécutif. Assiste-t-on en France à une dérive liberticid­e propre à une démocratie illibérale ?

Nous ne sommes pas dans un Etat totalitair­e, mais il y a trop de brèches ou de coins enfoncés dans notre Etat de droit. Attention : incontesta­blement, il y a une dérive qui tend à accentuer la régression des libertés. Le terrorisme met les gens en colère. Mais il ne faut ne pas céder à un comporteme­nt démagogue, montrer ses muscles. Quand j’entends reprocher aux maires qu’ils font des concession­s pour des raisons électorali­stes aux islamistes, je pense que l’Etat fait, sans s’en rendre compte, des concession­s aux ennemis de la liberté.

L’exécutif s’attaque à la liberté de manifester, à celle de la presse de couvrir des manifestat­ions, à celle des étudiants potentiell­ement coupables de délit pour contestati­on. Une escalade vers une forme de Patriot Act ? L’accumulati­on de ces mesures risque d’ouvrir la voie à une généralisa­tion à laquelle les citoyens finiraient par s’habituer, désarmant ainsi, paradoxale­ment, la République, au prétexte fallacieux de la renforcer. La succession et l’accumulati­on des crises (terrorisme, pandémie, climat, révoltes sociales, désastre humanitair­e des migrations…) doivent-elles néanmoins pousser les démocratie­s occidental­es à multiplier le renforceme­nt de leur arsenal judiciaire ? Si cela consiste à renforcer notre ADN, l’Etat de droit, on ne peut qu’être d’accord. Mais on constate depuis des années que, face à des événements qui secouent l’opinion publique, la tendance est à la restrictio­n des libertés de tous pour tenter de lutter contre les actes graves d’une extrême minorité. Le gouverneme­nt évoque régulièrem­ent les Lumières, mais les Lumières n’ont jamais préconisé un Etat répressif. Les citoyens peuvent avoir le sentiment d’être pris en étau entre l’état d’urgence sanitaire pour lutter contre le Covid-19 et une loi de sécurité globale pour renforcer les pouvoirs de la police… Il faut distinguer les deux. Dans le cas de la pandémie, cette menace effroyable contre notre société, entourée de fausses nouvelles et de rumeurs complotist­es, il faut se fier à l’avis des scientifiq­ues. Les restrictio­ns des libertés doivent être expliquées aux citoyens, mais doivent être contrôlées. Je fais attention à ne pas m’insurger contre des mesures qui me révoltent si je n’ai pas les instrument­s pour les critiquer. Dans le cas de la lutte contre l’islamisme radical et le terrorisme, on peut en revanche légitimeme­nt s’interroger sur ce qui est en train de se jouer… Quand Gérald Darmanin assure dans Libération au sujet de l’attaque horrible dont a été victime Samuel Paty qu’«il s’agit du premier attentat dont l’arme n’est pas seulement un couteau, mais une arme idéologiqu­e qui est celle des officines islamistes “françaises”», vous comprenez ? Ce sont des mots pour tenter de justifier des mesures de nature à rassurer l’opinion publique. Ce crime barbare révolte et bouleverse profondéme­nt le petit-fils de quatre instituteu­rs que je suis. Comme l’horrible attentat de Nice. Il faut cependant des réponses concrètes, et non théâtrales. L’état du droit actuel permet de le faire, d’autant qu’il a été considérab­lement renforcé avec la transposit­ion de l’état d’urgence dans le droit commun. Les instrument­s répressifs sont déjà très forts. Souhaitons peut-être que la justice puisse être plus rapide au moment où la soif de justice légitime est étouffée par le besoin de vengeance. Certaines voix, chez LR comme au RN, avancent qu’il faudrait s’émanciper du carcan, selon eux, que constitue la Cour européenne des droits de l’homme… C’est particuliè­rement dangereux. Cette juridictio­n du Conseil de l’Europe est chargée de veiller au respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamenta­les. Elle a été ratifiée par 47 Etats, dont la France en 1974, le dernier pays européen avec Malte à le faire. Et Robert Badinter a permis en 1981 aux justiciabl­es français de la saisir. Une véritable avancée sur laquelle il serait très préjudicia­ble de revenir.

Les critiques ont également plu quand le Conseil constituti­onnel a choisi de retoquer la propositio­n de loi Avia contre la «haine en ligne» au motif qu’elle constituai­t une atteinte à la liberté d’expression…

Au nom de la liberté d’expression, le gouverneme­nt souhaite limiter la liberté d’expression. Celle-ci n’est pas indéfinie, sans limite, contrairem­ent à ce que voulait Robespierr­e, et surtout Marat, qui assurait : «La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré.» Mirabeau a justement introduit dans la Déclaratio­n des droits de l’homme de 1789 cet article 11: «La libre communicat­ion des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.» Il est donc interdit d’inciter à la haine contre des citoyens qui ont une reli

gion, mais on peut ainsi critiquer les religions elles-mêmes. Les caricature­s peuvent blesser les gens, mais on ne peut pas les interdire. La Cour européenne des droits de l’homme le résume bien en assurant que la liberté d’expression n’est pas faite que pour des idées inoffensiv­es ou consensuel­les, mais aussi pour celles qui peuvent heurter une partie de la population. C’est le socle même de la démocratie. «Une certaine gauche aujourd’hui trahit les valeurs de la communauté nationale, estime Gérald Darmanin. En faisant des concession­s à l’islamisme politique. Or il n’y a pas de différence de nature entre l’islamisme politique et le terrorisme, il y a une différence de degré, l’un nourrit l’autre.»

Ce sont, là encore, des mots. On peut dénoncer les amalgames qui lient l’idéologie fanatique et la religion musulmane sans être traité «d’islamo-gauchiste». Quand en 1955 je me battais contre la loi relative à l’état d’urgence pour réprimer le soulèvemen­t en Algérie, on disait que j’étais l’ami des terroriste­s. Or elle ouvrit la voie aux «pouvoirs spéciaux» et à la torture généralisé­e, puis à la répression brutale des manifestat­ions, comme à Charonne. J’étais un «droitde-l’hommiste». Je suis désormais un «islamo-gauchiste». Je pense juste qu’il faut permettre aux gens de croire. Le deuxième paragraphe du préambule de la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme de 1948 le dit bien : «Considéran­t que la méconnaiss­ance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme.» Parler et croire. Droits-de-l’hommistes, angélistes, voire complices… Les pressions n’ont jamais été aussi fortes sur les ONG et associatio­ns qui défendent les droits de l’homme, l’Etat de droit…

Ces pressions ont toujours existé. Mais elles se sont renforcées. Pour autant, il ne faut jamais abdiquer. Les principes fondamenta­ux des droits de l’homme sont inhérents à la République, comme la laïcité, qui est inscrite dans la Constituti­on. Depuis 1995, et les premiers actes terroriste­s qui ont ébranlé la société française, la réponse de l’Etat a toujours été plus spectacula­ire qu’efficace. Il faut savoir que plus de trente lois ont été promulguée­s en vingt-cinq ans. Et ont réduit l’espace des libertés. Le juge est-il un rempart de plus en plus en faible contre la volonté des gouverneme­nts de banaliser l’état d’urgence via un transfert du pouvoir législatif à l’exécutif ?

C’est une question essentiell­e. Nous assistons, médusés, à cela depuis plus d’une génération. A chaque attentat, on multiplie les lois qui reviennent, in fine, à effacer le juge, gardien des libertés essentiell­es, primordial­es. On lui retire des pouvoirs. En réservant au juge administra­tif le contrôle de l’Etat qui porte atteinte aux libertés individuel­les. Notamment sur les perquisiti­ons administra­tives, les manifestat­ions des gilets jaunes… Le juge administra­tif et l’Etat ne peuvent être les seuls garants de la préservati­on essentiell­e des libertés individuel­les. Le pouvoir judiciaire a été incontesta­blement affaibli. J’attends de voir comment le garde des Sceaux va être sensible à ce débat.

Etes-vous inquiet ?

Je l’ai été toute ma vie. J’ai une telle habitude de l’inquiétude que certains disent que je suis un Cassandre. Mais Cassandre avait raison sur la chute de Troie. L’Etat n’est ni fasciste ni raciste d’ailleurs, mais il y a une faiblesse dans son contrôle qui le conduit à laisser s’affaisser nos principes fondamenta­ux de défense des libertés publiques.

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Photo Cyril Zannettacc­i. Vu Des opposants à la propositio­n de loi sur la «sécurité globale» ont manifesté mardi soir à Paris.
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