«L’Etat fait, sans s’en rendre compte, des concessions aux ennemis de la liberté»
Le défenseur des droits de l’homme Henri Leclerc déplore la tendance politique, depuis plusieurs décennies, à adopter toujours plus de lois restrictives pour tenter de rassurer l’opinion.
Henri Leclerc, 86 ans, est avocat et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Grand défenseur des libertés publiques, il revient sur l’accumulation alarmante des coups de canif portés à l’Etat droit par l’exécutif. Assiste-t-on en France à une dérive liberticide propre à une démocratie illibérale ?
Nous ne sommes pas dans un Etat totalitaire, mais il y a trop de brèches ou de coins enfoncés dans notre Etat de droit. Attention : incontestablement, il y a une dérive qui tend à accentuer la régression des libertés. Le terrorisme met les gens en colère. Mais il ne faut ne pas céder à un comportement démagogue, montrer ses muscles. Quand j’entends reprocher aux maires qu’ils font des concessions pour des raisons électoralistes aux islamistes, je pense que l’Etat fait, sans s’en rendre compte, des concessions aux ennemis de la liberté.
L’exécutif s’attaque à la liberté de manifester, à celle de la presse de couvrir des manifestations, à celle des étudiants potentiellement coupables de délit pour contestation. Une escalade vers une forme de Patriot Act ? L’accumulation de ces mesures risque d’ouvrir la voie à une généralisation à laquelle les citoyens finiraient par s’habituer, désarmant ainsi, paradoxalement, la République, au prétexte fallacieux de la renforcer. La succession et l’accumulation des crises (terrorisme, pandémie, climat, révoltes sociales, désastre humanitaire des migrations…) doivent-elles néanmoins pousser les démocraties occidentales à multiplier le renforcement de leur arsenal judiciaire ? Si cela consiste à renforcer notre ADN, l’Etat de droit, on ne peut qu’être d’accord. Mais on constate depuis des années que, face à des événements qui secouent l’opinion publique, la tendance est à la restriction des libertés de tous pour tenter de lutter contre les actes graves d’une extrême minorité. Le gouvernement évoque régulièrement les Lumières, mais les Lumières n’ont jamais préconisé un Etat répressif. Les citoyens peuvent avoir le sentiment d’être pris en étau entre l’état d’urgence sanitaire pour lutter contre le Covid-19 et une loi de sécurité globale pour renforcer les pouvoirs de la police… Il faut distinguer les deux. Dans le cas de la pandémie, cette menace effroyable contre notre société, entourée de fausses nouvelles et de rumeurs complotistes, il faut se fier à l’avis des scientifiques. Les restrictions des libertés doivent être expliquées aux citoyens, mais doivent être contrôlées. Je fais attention à ne pas m’insurger contre des mesures qui me révoltent si je n’ai pas les instruments pour les critiquer. Dans le cas de la lutte contre l’islamisme radical et le terrorisme, on peut en revanche légitimement s’interroger sur ce qui est en train de se jouer… Quand Gérald Darmanin assure dans Libération au sujet de l’attaque horrible dont a été victime Samuel Paty qu’«il s’agit du premier attentat dont l’arme n’est pas seulement un couteau, mais une arme idéologique qui est celle des officines islamistes “françaises”», vous comprenez ? Ce sont des mots pour tenter de justifier des mesures de nature à rassurer l’opinion publique. Ce crime barbare révolte et bouleverse profondément le petit-fils de quatre instituteurs que je suis. Comme l’horrible attentat de Nice. Il faut cependant des réponses concrètes, et non théâtrales. L’état du droit actuel permet de le faire, d’autant qu’il a été considérablement renforcé avec la transposition de l’état d’urgence dans le droit commun. Les instruments répressifs sont déjà très forts. Souhaitons peut-être que la justice puisse être plus rapide au moment où la soif de justice légitime est étouffée par le besoin de vengeance. Certaines voix, chez LR comme au RN, avancent qu’il faudrait s’émanciper du carcan, selon eux, que constitue la Cour européenne des droits de l’homme… C’est particulièrement dangereux. Cette juridiction du Conseil de l’Europe est chargée de veiller au respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle a été ratifiée par 47 Etats, dont la France en 1974, le dernier pays européen avec Malte à le faire. Et Robert Badinter a permis en 1981 aux justiciables français de la saisir. Une véritable avancée sur laquelle il serait très préjudiciable de revenir.
Les critiques ont également plu quand le Conseil constitutionnel a choisi de retoquer la proposition de loi Avia contre la «haine en ligne» au motif qu’elle constituait une atteinte à la liberté d’expression…
Au nom de la liberté d’expression, le gouvernement souhaite limiter la liberté d’expression. Celle-ci n’est pas indéfinie, sans limite, contrairement à ce que voulait Robespierre, et surtout Marat, qui assurait : «La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré.» Mirabeau a justement introduit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 cet article 11: «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.» Il est donc interdit d’inciter à la haine contre des citoyens qui ont une reli
gion, mais on peut ainsi critiquer les religions elles-mêmes. Les caricatures peuvent blesser les gens, mais on ne peut pas les interdire. La Cour européenne des droits de l’homme le résume bien en assurant que la liberté d’expression n’est pas faite que pour des idées inoffensives ou consensuelles, mais aussi pour celles qui peuvent heurter une partie de la population. C’est le socle même de la démocratie. «Une certaine gauche aujourd’hui trahit les valeurs de la communauté nationale, estime Gérald Darmanin. En faisant des concessions à l’islamisme politique. Or il n’y a pas de différence de nature entre l’islamisme politique et le terrorisme, il y a une différence de degré, l’un nourrit l’autre.»
Ce sont, là encore, des mots. On peut dénoncer les amalgames qui lient l’idéologie fanatique et la religion musulmane sans être traité «d’islamo-gauchiste». Quand en 1955 je me battais contre la loi relative à l’état d’urgence pour réprimer le soulèvement en Algérie, on disait que j’étais l’ami des terroristes. Or elle ouvrit la voie aux «pouvoirs spéciaux» et à la torture généralisée, puis à la répression brutale des manifestations, comme à Charonne. J’étais un «droitde-l’hommiste». Je suis désormais un «islamo-gauchiste». Je pense juste qu’il faut permettre aux gens de croire. Le deuxième paragraphe du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 le dit bien : «Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme.» Parler et croire. Droits-de-l’hommistes, angélistes, voire complices… Les pressions n’ont jamais été aussi fortes sur les ONG et associations qui défendent les droits de l’homme, l’Etat de droit…
Ces pressions ont toujours existé. Mais elles se sont renforcées. Pour autant, il ne faut jamais abdiquer. Les principes fondamentaux des droits de l’homme sont inhérents à la République, comme la laïcité, qui est inscrite dans la Constitution. Depuis 1995, et les premiers actes terroristes qui ont ébranlé la société française, la réponse de l’Etat a toujours été plus spectaculaire qu’efficace. Il faut savoir que plus de trente lois ont été promulguées en vingt-cinq ans. Et ont réduit l’espace des libertés. Le juge est-il un rempart de plus en plus en faible contre la volonté des gouvernements de banaliser l’état d’urgence via un transfert du pouvoir législatif à l’exécutif ?
C’est une question essentielle. Nous assistons, médusés, à cela depuis plus d’une génération. A chaque attentat, on multiplie les lois qui reviennent, in fine, à effacer le juge, gardien des libertés essentielles, primordiales. On lui retire des pouvoirs. En réservant au juge administratif le contrôle de l’Etat qui porte atteinte aux libertés individuelles. Notamment sur les perquisitions administratives, les manifestations des gilets jaunes… Le juge administratif et l’Etat ne peuvent être les seuls garants de la préservation essentielle des libertés individuelles. Le pouvoir judiciaire a été incontestablement affaibli. J’attends de voir comment le garde des Sceaux va être sensible à ce débat.
Etes-vous inquiet ?
Je l’ai été toute ma vie. J’ai une telle habitude de l’inquiétude que certains disent que je suis un Cassandre. Mais Cassandre avait raison sur la chute de Troie. L’Etat n’est ni fasciste ni raciste d’ailleurs, mais il y a une faiblesse dans son contrôle qui le conduit à laisser s’affaisser nos principes fondamentaux de défense des libertés publiques.