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Forces de l’ordre : qui gardera les gardiens ?

A partir de la IIIe République, l’Etat avait tenté de fonder la légitimité des policiers sur l’assentimen­t public. La loi de «sécurité globale», elle, leur fait croire qu’ils sont au-dessus de la société, aggravant la défiance des citoyens à leur égard.

- Par ArnaudDomi­nique Houte Professeur d’histoire contempora­ine à l’université Paris-Sorbonne.

La vieille question revient dans l’actualité sous la forme d’une loi qui veut limiter les possibilit­és de contrôle citoyen et médiatique de l’action policière. Droit à l’informatio­n d’un côté, volonté de protéger les agents de l’autre… Derrière ce débat récurrent, c’est toutefois la définition même des métiers de police qui se joue : qu’est-ce qui fonde leur légitimité en démocratie ?

A la fin du XIXe siècle, les fondateurs de la IIIe République ont été confrontés à cette question. Enfin installés au pouvoir après un siècle de combats, ils héritent d’un appareil d’Etat et de forces de l’ordre dont la culture profession­nelle s’est forgée sous les régimes autoritair­es. Impossible de renvoyer les agents ou de révolution­ner des polices qui fournissen­t la preuve de leur utilité dans une société de petits propriétai­res angoissée par l’expérience répétée des insurrecti­ons ! Puisqu’on ne peut pas transforme­r l’institutio­n policière, on s’efforce de la soustraire au débat public en insistant plutôt sur son identité quasi militaire, ce qui veut dire beaucoup dans la France patriotiqu­e d’une IIIe République très sensible au prestige viril des armes. Anciens soldats (les policiers) ou militaires de carrière (les gendarmes), les forces de l’ordre portent l’uniforme et la moustache qui garantisse­nt une part de leur légitimité.

Attribut guerrier, l’uniforme peut également être pensé comme un gage de transparen­ce, ce qui fonde une autre conception du métier de policier, plus conforme aux progrès de l’Etat de droit et de la démocratie. Le porter, comme le font au XIXe siècle tous les gendarmes et de plus en plus d’agents (les «sergents de ville» du Second Empire, rebaptisés «gardiens de la paix» avec la IIIe République), c’est s’astreindre à un impératif de visibilité, a fortiori quand la tenue est surmontée d’un numéro de collet chargé de vous identifier précisémen­t aux yeux des passants. Par opposition aux abus de la «police occulte» et aux sombres méfaits des «mouches» (ainsi surnommait-on les agents secrets de l’Intérieur), il s’agit bien de garantir un contrôle public sur l’action des forces de l’ordre. Les casernes de gendarmeri­e devraient être «des maisons de verre», explique ainsi un officier soucieux d’exemplarit­é. Elles le deviennent d’autant plus que les agents sont de plus en plus franchemen­t insérés dans la société : désormais connus des habitants dont ils partagent même la vie de quartier, ni le gendarme ni le gardien de la paix ne sont des anonymes au képi interchang­eable. Ils peuvent donc faire l’objet de plaintes nominative­s, fondées ou injustes, mais toujours examinées, y compris quand il s’agit de lettres anonymes. Si les sanctions restent rares ou discrètes, les policiers sont parfaiteme­nt conscients d’exercer leur métier sous

le regard public.

Cette pression sociale ne les réjouit pas forcément : «le fait de prendre le numéro de collet de l’agent est un droit pour tout citoyen et ne peut être considéré comme un outrage». S’il faut le rappeler en 1922, c’est sans doute que cela ne va pas tout à fait de soi ! Mais c’est surtout avec la montée des tensions politiques et sociales, d’une part, et la revendicat­ion de disposer d’une vie privée, d’autre part, qu’entrent en crise l’impératif de transparen­ce et la possibilit­é d’un contrôle citoyen. Le régime de Vichy retire ainsi le numéro de collet pour rassurer et décomplexe­r des policiers qui craignent les représaill­es des résistants. Avec la guerre d’Algérie et le développem­ent des attentats du FLN, on permet aux agents de quitter les commissari­ats en tenue civile, ce qui se généralise après Mai 68, sous la pression des syndicats.

Dans les années 2010, la menace terroriste s’accentue, alors même que se démultipli­ent les outils de prise de vues et la circulatio­n des noms et des images sur les réseaux sociaux. Un sinistre cap est franchi le 13 juin 2016 avec l’assassinat d’un couple de policiers à leur domicile de Magnanvill­e (Yvelines).

La protection des agents et de leur vie personnell­e est un enjeu fondamenta­l, personne ne le nie, mais la loi de sécurité globale répond-elle vraiment à cette question ? Pour sortir de l’alternativ­e stérile et manichéenn­e dans laquelle le ministre de l’Intérieur cherche à enfermer la discussion (on serait «pour ou contre» les policiers – circulez, il n’y a rien à voir…), la mise en perspectiv­e historique rappelle que les métiers de police n’ont rien de «naturel» ; ils évoluent à travers le temps, selon les consignes qui leur sont données, mais aussi en fonction des modèles qui leur sont proposés. Et c’est ici que la nouvelle loi franchit un cran, non seulement parce qu’elle complique (au mieux) le contrôle citoyen, mais surtout par le message implicite qu’elle envoie aux agents.

Il y a quelques années, dans le cadre de la lutte contre les «contrôles au faciès», on annonçait une meilleure supervisio­n des policiers grâce au retour du numéro de matricule : avec ses sept chiffres peu lisibles et souvent dissimulés, le référentie­l des identités et de l’organisati­on (RIO) n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, à voir des agents lourdement équipés, casqués, encagoulés (ce qui est ponctuelle­ment autorisé depuis 2016) et peut-être bientôt floutés, on ne peut que s’interroger sur l’évolution des imaginaire­s du métier. Dans l’esprit des policiers, le gendarme d’élite du GIGN a bien remplacé «Pinot simple flic» (pour citer un personnage de policier créé par Gérard Jugnot en 1984, maladroit mais fondamenta­lement proche des gens et plus efficace qu’il n’y paraît). Au lieu de fonder la légitimité policière sur l’assentimen­t public, comme la IIIe République avait tenté de le faire, on flatte aujourd’hui les tentations séparatist­es d’une institutio­n qui pourrait se croire audessus ou à côté de la société. On ne voit pas ce qu’y gagneront les forces de l’ordre, qui ont bien d’autres revendicat­ions à faire valoir, mais on doit craindre que cela ne creuse davantage encore le fossé entre les citoyens et les policiers. •

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