«Depuis que les insurgés ont gagné, les voisins ont peur qu’on se venge»
La libération de 5 000 prisonniers talibans, condition des négociations en cours, suscite la méfiance dans les villages où ils sont de retour. Les motivations des exdétenus sont souvent troubles.
Quand il a quitté il y a presque deux mois la tristement célèbre prison de Pul-i-Charki, mastodonte de béton planté sur une plaine désolée à l’est de Kaboul, Tamim Ahmed «s’est rasé la barbe» et a coiffé sa tignasse bouclée «avec du gel». Une coquetterie jugée hérétique par les talibans, qui l’enrôlèrent à ses 17 ans, mais dont l’objectif a habité ses douze années de détention: retrouver sa fiancée de jeunesse et organiser la noce «avec des boissons énergisantes et du riz à la viande». La promise habite toujours le village natal de l’ancien prisonnier, Kolo Sayda, hameau couleur sable planté sur les hauteurs de Paghman, un district proche de Kaboul où les talibans étendent leur influence. Tamim ne s’épanche pas sur ses anciennes responsabilités au sein des insurgés. Il assure qu’il n’était qu’«un simple logisticien», malgré ses deux années de formation à Arghandab, près de Kandahar, et sa condamnation très longue, dix-sept années de détention, dont la première passée à l’isolement total. C’est en acheminant un chargement «de téléphones, de cartes Sim et de bottes» vers une unité combattante du Loghar, autre province voisine de Kaboul, qu’il se serait fait prendre. Il dit n’avoir jamais rencontré son avocat.
Mais depuis son retour au village, bien que célébré en vainqueur, avec un repas «digne de l’Aïd et des coups de feu lancés au ciel depuis notre jardin», les soupçons à l’égard de l’ancien combattant ne faiblissent pas. De son propre aveu, «il y a un problème de c onfiance» autour de sa personne. Les villageois ont fait payer toutes ces années la condamnation de Tamim à sa famille. Ses quatre frères, tous ouvriers agricoles, ont été écartés des tâches les moins harassantes, comme s’occuper du bétail et des cueillettes, parce qu’ils étaient «frères d’un taliban», raconte l’aîné Hedayatullah. Dans un sourire triste, le paysan note toutefois que le vent tourne : «Maintenant que les talibans ont gagné, les voisins viennent tous prendre de nos nouvelles et nous flatter. Ils ont peur qu’on se venge, ou que les talibans imposent une taxe sur le village.»
«Si j’apprends qu’il cherche à y retourner, je le démolis»
Tamim doit aussi rassurer les maleks, les sages de son district, qui ont apporté leur garantie personnelle et leurs empreintes digitales aux services de renseignement afghans, promettant que Tamim ne retournerait pas au combat. Lui jure qu’il honorera leur parole, sans quoi son père le «tuera». Bachir Ahmad, ancien moudjahid à la barbe blanche en forme de dague, berce un bébé joyeux, accroupi sur une natte terreuse à quelques pas d’un jeune veau immaculé. D’un regard noir, le patriarche confirme : «Je l’ai à l’oeil. Si j’apprends qu’il cherche à y retourner, je l’enferme et je le démolis.» Cette motivation au jihad, Bachir Ahmad la juge absurde : «Nous avons combattu pour mettre dehors les “sans dieu”. [les Soviétiques, qui en décembre 1979 ont envahi l’Afghanistan, dont ils sont repartis vaincus dix ans plus tard, ndlr]. Nous respectons l’islam et la charia. Pourquoi les talibans ont creusé un fossé entre mon fils et nous ? Tout cela n’est que politique.» Paghman est un district majoritairement peuplé de Pachtouns, une ethnie très conservatrice. Dans la grosse ville adjacente, sous contrôle gouvernemental, les femmes, même étudiantes, sont dissimulées sous des burqas. Dans les campagnes dominées par Kaboul, elles ne sortent pas de leur maison. Comme la mère de Tamim, cloîtrée entre ses murs, mais qui confie son «bonheur complet» depuis le retour de son fils. Ici, la distance idéologique entre insurgés et habitants paraît bien mince.
Si Tamim compte investir la ferme familiale, sa volonté de scission avec le mouvement paraît trouble. Un voile de gêne crispe son visage tandis qu’il se justifie : «Ils se sont bien occupés de nous en prison. On a reçu une lettre qui promettait que notre libération serait la condition pour la paix. Notre groupe était très soudé contre les attaques des autres détenus… J’ai eu beaucoup de peine en laissant certains compagnons derrière moi.» Alors, il reste à l’affût des consignes, inchangées depuis sa libération: «On ne repart pas au combat. On reprend les cours à la madrasa [école coranique, ndlr] et un travail normal.» Une directive qui a du sens, puisque les insurgés disposent d’un nombre suffisant de combattants – autour de 80000 hommes, selon
Suite de la page 9 plusieurs rapports –, organisés progressivement à la façon d’une armée conventionnelle et dotés d’armes de pointe.
Selon différentes études, entre 8000 et 10 000 prisonniers talibans seraient toujours derrière les barreaux, quand 5 000, dont Tamim, ont été libérés à la faveur d’un accord signé fin février par Washington et les insurgés. Ce texte, qui avalise le retrait de toutes les troupes étrangères du pays d’ici à la mi-2021, a aussi permis le démarrage en septembre au Qatar de pourparlers de paix entre les talibans et Kaboul. Mais les rebelles négocient en position de force à Doha, face à un gouvernement afghan fragile et divisé.
«Des profils très controversés»
D’après Rahmatullah Amiri, spécialiste du mouvement taliban au sein du Réseau des analystes afghans (AAN), les insurgés se mobiliseront rapidement pour les prisonniers restants. «Le choc psychologique et politique de la première vague de libération est passé : on ne parle même plus des 5 000, alors que ce point précis, il y a quelques mois, avait failli bloquer toutes les négociations.» «Certains profils très controversés sont même sortis de prison», rappelle-t-il. Les meurtriers de l’employée onusienne française Bettina Goislard, tuée en 2003, ont ainsi été libérés en septembre malgré les réticences répétées du Quai d’Orsay.
Mais la pilule reste amère à avaler dans la société afghane, quand la dernière décennie de conflit à elle seule a fait plus de 100000 morts et blessés selon l’ONU, dont une importante partie imputée aux insurgés. «Nombreuses sont les familles qui ont perdu des proches tués par les talibans, dont certains sont coupables de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Quelle justice offre-t-on à ces familles ? L’impunité pour des criminels. Ils n’ont même pas sollicité notre pardon», s’insurge Raihana Hashimi, la cofondatrice d’un comité d’aide aux victimes du conflit afghan, dont une soeur de 14 ans a été tuée d’une balle en plein coeur lors d’une manifestation.
La «gifle» est pour elle d’autant plus violente que l’une de ses collègues, dont le fils a péri dans une attaque terroriste, a été menacée de mort par un ex-prisonnier taliban le mois dernier. «Elle passe régulièrement dans les médias. Il l’a vue à la télévision. Il lui a dit qu’il viendrait la chercher si elle ne se taisait pas.» Dans une position de toute-puissance après l’accord signé directement avec les EtatsUnis, les insurgés qualifient la libération de leurs détenus de «position de principe», selon le commandant taliban Omar (1), membre d’une commission militaire chapeautant le Sud afghan. «Même quand nous étions moins organisés, nous enterrions nos soldats autant que nous pouvions. Nous agissons de même avec nos prisonniers : ils se sont engagés pour la cause. Depuis des années, nous payons les juges, les policiers pour les faire sortir. Cela nous a coûté très cher.»
«De nombreuses familles ont perdu des proches tués par les
talibans, dont des coupables de crimes contre l’humanité. Quelle justice offre-t-on à ces familles ? L’impunité pour des criminels.
Ils n’ont même pas sollicité notre pardon.» Raihana Hashimi cofondatrice d’un comité d’aide aux victimes du conflit
impatient de retourner
au combat
Les rebelles disposent de relais de communication très structurés à l’intérieur des prisons, qui enregistrent les arrestations, les personnes malades, torturées ou décédées, explique le quadragénaire aux traits durs et à la voix enrouée, fruit de nombreuses nuits passées «en montagne». «Les prisons conventionnelles comme Pul-e-Charki ne présentent pas de problèmes majeurs, puisque la Croix-Rouge y effectue des contrôles», observe-t-il. A l’inverse, les «prisons privées», soit des bâtiments officiels aux mains de milices privées, leur ont pris de nombreux combattants: «8000 à 9 000 d’entre eux ont disparu dans ces prisons», assure le commandant Omar. Notamment à Kandahar sous l’égide de l’ancien chef de la police Abdul Razik, à la réputation de redoutable tortionnaire, assassiné en 2018. Humayoon(1) porte physiquement les traces de cinq années de «prisons privées», avant d’être enfermé au centre pénitentiaire de Bagram, autrefois aux mains des Américains. Il avale des comprimés de kétamine, un très puissant antidouleur, comme s’ils étaient des bonbons. Très loquace sur les systèmes explosifs, dont il dit être expert, l’homme s’affirme impatient de retourner au combat, même si son ancien chef d’unité le presse de «rester tranquille». Une lueur exaltée dans le regard, il se remémore ses combats face aux soldats afghans, et les lunettes à vision nocturne récupérées sur leurs cadavres, matériel souvent fourni par les Américains. Humayoon se dit prêt «à faire couler le sang à nouveau», si les «infidèles» ne quittent pas l’Afghanistan. Dans l’air, une pointe de gris annonce le soir. Humayoon doit vite reprendre la route pour le Wardak, une province voisine de Kaboul de plus en plus instable. La veille, un attentat a visé la voiture d’une femme politique sur la route principale, bien visible depuis le poste frontière dominant Maydan Shar, la capitale provinciale. D’ici, la vue sur la vallée est à couper le souffle. Mais Haseeb, le militaire en poste, est déprimé : un soldat a été tué sous la guérite principale la semaine dernière d’un tir de sniper en pleine tête. Cela fait près d’un mois qu’il n’est pas retourné dans son village, pourtant visible en contrebas, à l’orée d’une plaine verte. Trop risqué. A son dernier passage, Haseeb raconte avoir croisé deux anciens prisonniers talibans. «La ligne de front était si proche. Ils n’ont pas résisté. Un berger vient de m’apprendre qu’ils ont repris les armes.»
(1) Le prénom a été changé.