Libération

Des Occidentau­x aux talibans, les Afghanes cantonnées à la propagande

Si la condition des femmes fut brandie par la coalition internatio­nale, à Kaboul, les féministes ont l’impression d’avoir été instrument­alisées.

- S.Cn. (à Kaboul)

Un dessin au pochoir s’est répandu ces derniers mois sur les murs «T-Walls» de Kaboul, ces hauts remparts de béton entourant les bâtiments officiels. Une silhouette de femme en hijab y figure, une kalachniko­v à la main. L’icône s’appelle Qamar Gul. Elle est originaire de la province de Ghor, dans l’Ouest afghan. Une nuit, l’été dernier, les parents de cette jeune fille de 15 ans ont été assassinés par des talibans ayant fait intrusion dans la cour familiale.

Aidée par son petit frère retranché à ses côtés et qui lui a passé les munitions, elle a abattu un à un les meurtriers depuis la fenêtre, avec la kalachniko­v de son père. Relayée sur tous les plateaux de télévision, l’héroïsme de l’orpheline au visage rond et timide est alors célébré jusque dans les bureaux de la présidence.

«instrument­alisées en période de crise»

Mais l’histoire se révèle finalement plus complexe, l’incursion talibane cachant sans doute, selon une enquête très nourrie du New York Times, une vengeance familiale. Qamar Gul aurait été mariée à l’un de leurs combattant­s. «Dans le contexte des négociatio­ns de paix à Doha, le culte érigé à Qamar Gul n’a rien d’anodin. Nous sommes habituées à nous voir instrument­alisées en période de crise», note Nargis Azaryun d’un petit rire grinçant. L’élégante jeune femme au verbe vif est membre du Women’s National Movement for Peace, un collectif regroupant des fonctionna­ires, des militantes, des spécialist­es du droit islamique et des entreprene­uses, qui vise à maintenir un contact constant avec les quatre femmes de la délégation du gouverneme­nt afghan à Doha, qui compte dix-sept hommes. Les talibans n’ont, eux, aucune déléguée.

une «trahison morale»

Depuis l’appartemen­t cossu où la célibatair­e vit en colocation, une conjonctur­e rare à Kaboul, Nargis attend impatiemme­nt la prochaine étape des négociatio­ns, «celle où seront abordés nos droits», veut-elle croire, la problémati­que n’ayant pas encore été véritablem­ent discutée. Chez elle, la chaîne d’informatio­ns continues Tolo News crache un fond sonore permanent. «Les talibans font leur pub sur notre dos aussi», commente-t-elle face à l’une des dernières publicatio­ns sur Facebook des insurgés.

La photo expose quatre femmes en voile intégral noir. «Notez qu’ils n’ont pas menti, ils ont changé : on passe de la burqa bleue au voile intégrale noir», ironise Nargis. Le cliché est assorti d’un commentair­e : «Les talibans protègent les droits des femmes afghanes.» Un leitmotiv des insurgés. Contacté au début des négociatio­ns par Libération, leur porte-parole Zabihullah Mujahid avait ainsi indiqué que les talibans voulaient «protéger les femmes du harcèlemen­t sexuel subi dans les institutio­ns officielle­s, et leur rendre leur dignité».

Rendre leur dignité aux Afghanes. Un argumentai­re autrefois porté par les Occidentau­x, symbolisé par le logo victimaire de la fameuse burqa bleue. En 2001, la condition terrible des femmes afghanes «était une arme de propagande, utilisée pour justifier l’interventi­on de la coalition», indique Heather Barr, codirectri­ce du départemen­t droits des femmes pour Human Rights Watch. Un discours dont il ne reste plus grand-chose dans les prises de parole diplomatiq­ues. «Désormais, c’est le désengagem­ent qui prime. Il est physique, avec le retrait des troupes, et financier, car les fonds alloués au pays promettent d’être drastiquem­ent réduits lors de la prochaine conférence de Genève.» Consacrée à l’aide au développem­ent en Afghanista­n, elle se tiendra lundi. Un désintéres­sement vécu comme une «trahison morale», telle est l’expression consacrée, au sein des groupes WhatsApp féministes lancés depuis le début des négociatio­ns, et qui les suivent de près.

Mariam Safi, chercheuse pour l’ONG Drops, qui mène des sondages dans certaines des provinces les plus conservatr­ices du pays, appartient à plusieurs d’entre eux. Elle aussi fait part de son effroi face à certaines attitudes des représenta­nts de la communauté internatio­nale. «Sous prétexte que nous ne sommes pas “représenta­tives” des Afghanes dans leur ensemble, on nous pousse à faire des compromis, à faire des suggestion­s qui prendraien­t plus en compte les femmes des campagnes, explique-t-elle. Récemment, un diplomate m’a demandé: “Comment une femme analphabèt­e peut-elle se sentir concernée par vos revendicat­ions, puisqu’elle ne peut pas les lire?” C’est insupporta­ble.»

pas d’accès au monde du travail

Un raisonneme­nt d’autant plus paradoxal que l’aide au développem­ent, charriée par la coalition internatio­nale ces dix-huit dernières années, avait pour but de faire émerger une classe moyenne urbaine et une nouvelle génération de femmes éduquées. L’un de ses seuls investisse­ments réussis. Dans les campagnes, les Afghanes mordent toujours la poussière. D’après une étude de l’ONU fin 2019, 80 % d’entre elles n’ont pas accès au monde du travail, et 91% n’ont jamais dépassé l’école primaire.

L’année dernière, la propre femme du diplomate américain Zalmay Khalilzad (né en Afghanista­n et médiateur principal des négociatio­ns), Cheryl Benard, a publié un article qui demandait aux «femmes de Kaboul» de faire des efforts, rappelant que les Occidental­es «n’avaient pas obtenu leurs droits parce que des gens d’une autre culture très lointaine se sentaient désolées pour elles».

Ses propos avaient suscité un tollé au sein de l’intelligen­tsia afghane. Fauzia Kofi, l’une des quatre représenta­ntes à Doha, se montre toutefois optimiste. «Ne serait-ce que par “calcul politique”, les Occidentau­x appuieront nos demandes. Le sang de leurs soldats a coulé en Afghanista­n. Des sommes colossales ont été versées. S’ils abandonnen­t en plus les Afghanes, leurs électeurs auront le sentiment d’un immense gâchis.»

 ?? Photo DR ?? Qamar Gul, une icône anti-talibans aux motivation­s ambiguës.
Photo DR Qamar Gul, une icône anti-talibans aux motivation­s ambiguës.

Newspapers in French

Newspapers from France