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Foot et exil «Avant le premier contrat, tu n’es personne»

L’un est ghanéen, l’autre ivoirien, les deux ont vécu des bouleverse­ments de culture et de jeu pour réussir en France. Le capitaine John Boye et le milieu Habib Maïga racontent leur périple jusqu’au FC Metz, qui affronte Nantes dimanche en Ligue 1.

- Par Grégory Schneider Envoyé spécial à Metz Photos Mathieu Cugnot. Divergence

Ce que la Ligue 1 doit à l’Afrique est incommensu­rable : par le double effet de la mondialisa­tion – où le foot a toujours été à l’avant-garde – et la propension du continent africain à produire des joueurs de très haut niveau dès les années 70, les Maliens, Sénégalais, Ivoiriens ou même (plus récemment) Sud-Africains se sont installés dans le paysage. Le FC Metz poussant même la logique un cran plus loin : le club lorrain est en partenaria­t exclusif avec l’Académie Génération Foot à Deni Biram Ndao, non loin de Dakar (Sénégal), ce qui revient dans les faits à déléguer une partie de sa formation de l’autre côté de la Méditerran­ée.

Le temps où le Camerounai­s Roger Milla, l’un des plus grands joueurs de son époque, était logé dans une roulotte à son arrivée en France est révolu: au niveau profession­nel tout du moins, les manières de faire sont aujourd’hui plus nettes. Pour autant, faire son trou dans un grand championna­t européen reste un extraordin­aire tour de force, nécessitan­t à la fois une déterminat­ion sans faille, une forme de dureté, des rencontres et une intelligen­ce en situation aiguë.

En déplacemen­t à Nantes dimanche pour le compte de la 11e journée de Ligue 1, deux joueurs du FC Metz ont ainsi accepté de raconter leur parcours d’exilés par le menu: le capitaine et défenseur ghanéen John Boye (33 ans), pilier d’une sélection où il compte 67 capes, et le milieu défensif ivoirien Habib Maïga (24 ans), qui explose cette saison après une première expérience mitigée à l’AS Saint-Etienne. L’enfance, le spleen, le jeu, le rapport au football de sélection, le conditionn­ement mental : une vie d’exil, dépassant par bien des aspects le cadre sportif.

Enfance «J’aimais le jeu, mais j’avais déjà besoin du résultat»

John Boye : J’étais un enfant calme. En dehors du terrain, parce que dès que je jouais… j’étais agité. Ça partait parfois d’un coup et c’était difficile à contrôler. Et quand je ne pouvais pas jouer, j’étais aussi difficile à contrôler. J’aimais le jeu, oui, mais je me rappelle que j’avais déjà besoin du résultat, même hors de tout contexte profession­nel. Et ce n’était pas simple à la maison.

Mes parents étaient très sévères et à leurs yeux, le temps que je passais à jouer au foot, je ne le passais pas à travailler pour l’école : parfois, je préférais même dormir chez des copains pour ne pas m’exposer à leur colère. Comme ça, je pouvais aussi jouer le lendemain (sourire). Pas simple.

Habib Maïga: J’ai perdu mon père jeune. J’étais têtu, je faisais les choses en cachette de ma mère – surtout le foot («le foot c’est pas trop sûr, va à l’école») et je dois dire qu’elle avait raison. Même aujourd’hui. L’un de mes frères aînés [ils étaient six, Habib étant l’avantderni­er, ndlr] avait effectivem­ent arrêté les études un peu tôt pour se consacrer au foot et ça n’avait pas marché. Surtout, c’était quasi-impossible de faire une carrière profession­nelle. Heureuseme­nt que je n’ai pas vu les choses ainsi à l’époque, ça m’a permis de passer quelques échelons mais à 99,99 %, tu ne peux pas y arriver. Je n’ai jamais entendu le mot «fort» dans la bouche de mes éducateurs ou entraîneur­s de l’époque. C’était plutôt : «Tu as des qualités, on en a aussi vu chez d’autres, on a vu des supers, supers joueurs qui n’ont jamais passé le cap donc travaille sur tes qualités et on verra jusqu’où ça te mènera.»

Sélection «La régularité te définit en tant que joueur»

J.B. : J’ai évolué dans toutes les sélections de jeunes jusqu’aux U20 [moins de 20 ans, ndlr] mais quand j’ai intégré les Blacks Stars [la sélection nationale du Ghana, ndlr] en 2008, c’était quelque chose de spécial quand même. Je ne m’y attendais pas. Et je suis rentré dans l’équipe au côté de John Mensah, défenseur central comme moi : il a eu une énorme importance par la suite. Je ne sais pas pourquoi il a été si bienveilla­nt avec moi. Peut-être qu’il me trouvait bon, qu’il y croyait. J’étais en partance pour un club israélien, l’Hapoël Petah-Tikva, quand il a parlé de moi à Rennes, où il avait évolué un an auparavant [entre 2006 et 2008, Mensah était ensuite parti à Lyon, ndlr] : c’est lui qui m’a fait connaître chez vous.

Bon, Israël c’était bien mais la France… Tu penses tout de suite à 1998, aux deux buts de Zidane [en finale du Mondial, contre le Brésil], c’est un truc… A Rennes, ils m’ont d’abord regardé pendant deux, trois semaines. Puis, le club m’a fait un contrat sur six mois. Là, c’est très simple : tu réussis ou tu repars.

H.M. : La voie consacrée, c’est le club qui ouvre la porte à la sélection nationale. J’ai vécu l’inverse. Adolescent, j’ai d’abord été sans club, dans un centre de formation peu huppé ce qui ne nous empêchait pas de caracoler quand même (rires). Puis, je me suis installé à la capitale dans l’équipe réserve du Afad d’Abidjan, avant de me retrouver dans l’équivalent de la Ligue 2 ivoirienne. Parallèlem­ent, je faisais mon chemin en sélection ivoirienne : U16, U17… J’ai disputé le tournoi de Montaigu avec le U16 [une sorte de must de la catégorie d’âge, scanné de près par des centaines de clubs européens, ndlr] et c’est parti de là. La Coupe du monde des U17 aux Emirats arabes unis, la Coupe d’Afrique des nations U17 remportée en 2013 au Maroc…

J’ai obtenu un stage de deux semaines à l’AS Saint-Etienne mais audelà de ça, je garde de cette période en sélection des liens indélébile­s. Au Maroc, il y avait déjà Victorien Angban, qui évolue aujourd’hui ici à Metz, ainsi que Franck Kessié, sous contrat au Milan AC : revenir en sélection, c’est d’abord les revoir et c’est quelque chose d’indescript­ible quand on mesure par où nous sommes passés. Trois frères qui se retrouvent. Je ne veux pas non plus me méprendre. A aucun moment je ne me suis dit que j’étais arrivé à quelque chose : ni en sélection, ni à la signature de mon premier contrat, ni même aujourd’hui. Le foot ne repose pas sur des acquis. Certes, tu peux dormir sur tes deux ans de contrat quand tu signes enfin mais ce premier contrat, tout le monde peut le signer. Tout le monde. C’est la prolongati­on de ce contrat qui est compliquée à obtenir, c’est-à-dire susciter l’envie –par ton niveau de performanc­e – à un club de te faire confiance une deuxième fois : c’est sur la régularité que ça se joue, c’est cette régularité qui te définit en tant que joueur.

Ailleurs «J’étais face à mon destin»

J.B. : J’avais l’impression d’être décalé en tout quand je suis arrivé. Tu te promènes en claquettes alors qu’il fait froid, par exemple. L’entraîneur de la réserve rennaise de l’époque, Laurent Huard [plus de 300 matchs en pro, ndlr], m’a énormément aidé. La gratitude que je ressens envers lui ne s’effacera jamais. Et il y a eu aussi Asamoah Gyan, pilier des Blacks Stars [109 sélections], sous contrat au Stade rennais à ce moment-là. Je dormais parfois chez lui. Il m’a fait comprendre un truc fondamenta­l : en France, j’étais tout seul. En Afrique, quand tu sors de l’entraîneme­nt, tu

passes quelques coups de fil et tu reçois les gens chez toi, tu rigoles, tu joues aux cartes, tu passes du bon temps. Tu sors de tes problèmes. En France, tu ne peux pas: les gens sont occupés, ils font des choses chacun de leur côté.

Du coup, quand ton moral est bas, il faut aller chercher de quoi remonter la pente seul. Je me passe souvent des vidéos de Les Brown et Eric D. Thomas par exemple. Ce sont deux conférenci­ers américains, qui font des discours de motivation. [Boye sort son smartphone et passe une vidéo de Thomas sur YouTube : une sorte de prêche déconnecté de toute dimension religieuse, où il enjoint son auditoire à apprendre toujours plus, ou à rechercher un chemin propre à chacun. Il écoute pendant plusieurs minutes.] L’idée, c’est de ne pas regarder les obstacles ou attendre une vérité divine mais de rechercher en toi. Rien qu’en toi. Personne d’autre n’a la solution. Il faut être focus. C’est ta vie et celle de personne d’autre. Tu sais pourquoi tu es là. Dites-vous que quand vous arrivez en France, personne ne traduit pour vous les consignes du staff technique à l’entraîneme­nt. Quand j’ai commencé à pouvoir prétendre à jouer en équipe première à Rennes, il y avait Kader Mangane et Petter Hansson [internatio­naux sénégalais et suédois] pour composer la défense centrale: je n’avais aucune chance sauf qu’il y a les blessures, Hansson prenait aussi des cartons rouges synonymes de suspension et je savais, j’étais certain que j’aurai une chance. Elle arrive toujours. Et quand elle arrive, tu dois être prêt à tuer –j’exagère à dessein – pour la saisir. Ce n’est ni avant, ni après parce que tu ne sais pas si elle repassera : c’est maintenant. Entre mon arrivée à Rennes et mon premier match de Ligue 1, il s’est passé près de deux ans et demi : j’ai débuté contre Nice [2-0, en février 2011] et le match était dans mon esprit tout le temps quand j’ai su que j’allais jouer ; je mangeais match, je dormais match. 100 %.

H.M. : Quand j’ai débarqué à SaintEtien­ne depuis la Côte-d’Ivoire pour mon stage de deux semaines, la pression sur moi était énorme. Tu sais dans quelle galère tu as laissé ta famille. Il te faut un contrat coûte que coûte : un contrat pro, un contrat stagiaire mais un contrat de toute façon. Vous n’imaginez pas à quel point c’est difficile. Je suis venu à Paris en avion, j’ai pris le train tout seul pour Saint-Etienne et je n’avais pas la carte SIM pour appeler chez moi, pas de connexion. Quand je suis passé à côté du stade Geoffroy-Guichard en arrivant… Je l’avais vu à la télé mais là… Je parle de pression mais elle n’était pas négative pour autant. C’était simple, clair: j’étais face à mon destin et c’était le moment de donner tout ce qu’il était possible de donner. Le froid n’a pas été simple à appréhende­r, tu passes du foot par 25°C l’hiver au foot par -2°C et tu as mal aux pieds mais pour autant, tu savoures, tu vis pleinement. Je n’étais pas surpris. Sur ces deux semaines, il n’y avait pas grand monde en stage et je me suis lié avec Hassim Traoré, un Burkinabé, ou encore Erin Pinheiro, qui venait du CapVert. C’est après que j’ai retrouvé des Ivoiriens comme Axel Kacou, par exemple : j’ai bénéficié de beaucoup de solidarité, j’avais l’impression d’être rien moins qu’un frère. On t’explique les co

des. Etre à l’heure au petit-déj’, saluer tout le monde, montrer du respect : une bonne base, des axes de conduite qui t’ouvrent les portes de n’importe quel vestiaire parce que les gens sont gentils en retour. Si tu n’en fais qu’à ta tête et que tu t’en fous…

Le jeu «Une impression de vitesse, y compris collective»

J.B. : Un autre monde. La grande différence entre l’Afrique et l’Europe, c’est l’intensité athlétique. Pas de souci sur la nutrition: en arrivant à Rennes, j’étais interne. Sur tout le reste, tu dois t’ajuster. Tu cours tout le temps – même quand tu ne joues pas, tu cours quand même – et les joueurs passent le temps qu’il leur reste en salle de musculatio­n, tu travailles tes appuis, ton explosivit­é… Au Ghana, tu fais comme tu veux. Là non : fais ça, mets-toi ici, fais comme ça… Au début, j’étais en équipe réserve mais je m’entraînais parfois avec les pros et je crois qu’ils n’aimaient pas trop quand j’étais là parce que j’étais agressif. Il y avait des pointures comme Yann M’Vila [internatio­nal français] ou Yacine Brahimi [internatio­nal espoir français, puis algérien, ndlr] et je me souviens qu’ils n’appréciaie­nt pas (sourire). En même temps, j’étais défenseur. Et je devais faire ma place.

H.M. : Quelque chose m’a fait drôle à mon arrivée en France : le ballon fuse. Car les terrains sont bons. Pas comme en Côte-d’Ivoire où ils sont bosselés et où ça va lentement : là, j’ai eu une impression de vitesse. Y compris collective, avec deux ou

trois joueurs qui te «cadrent» [ils sont sur toi quand tu reçois le ballon, ndlr] en un clin d’oeil. Là, j’en rigole mais sur le coup… A SaintEtien­ne, on m’a demandé de faire simple. Tu assimiles les exercices que l’on te propose le plus rapidement possible et tu ne sors pas de ton registre : un défenseur gagne ses duels, un milieu défensif comme moi gratte les ballons dans les pieds de l’adversaire… Tu peux progresser sur le reste : un défenseur peut et doit travailler sur sa relance, par exemple. Mais tu ne le sors pas en match tant que ce n’est pas acquis et maîtrisé.

La peur «pas de salaire, le chômage pour vivre, 700 euros mensuels»

J.B. : Pour moi, la période où tu cours après ton premier contrat est toujours la plus difficile parce qu’à ce moment-là, tu n’es personne. Tu n’es pas au club, mais dans l’antichambr­e. Tu n’es même pas encore footballeu­r, dans les faits. Tu n’existes pas. Pour cette raison, celui qui te donne l’opportunit­é de te montrer [l’entraîneur rennais de l’époque Frédéric Antonetti dans son cas, qui coache aujourd’hui Metz] et [éventuelle­ment] d’accéder à un contrat derrière prend une place énorme dans ton parcours. Quand tu as signé, on te connaît. Le club a un intérêt [sportif et économique, faut-il entendre] à te développer en tant que joueur. Ça change tout.

H.M. : Août 2015 : il me reste un an de contrat stagiaire, l’entraîneur de la réserve stéphanois­e Laurent Batlles [plus de 600 matchs en pro, ndlr] a fait de moi son capitaine et je me fais une fracture aux cervicales lors du dernier match amical avant la saison. Après les radios, le verdict tombe : saison blanche. Terminé. Bien sûr que tu doutes : fin de contrat, rien derrière et des pépins physiques qui ne m’ont pas permis avant ça de montrer des qualités, ou pas autant que… Bref.

Mais le club a été bien. Ils ont en quelque sorte reconnu que je n’avais pas pu m’exprimer et ils m’ont proposé un contrat amateur: pas de salaire et le chômage pour vivre, 700 euros mensuels, ou 800, ou 900, avec ton loyer, les charges et les sous que tu envoies chez toi. Là, il a fallu être entouré des bonnes personnes. Mon agent [Aboubakar Koné, ndlr] parce qu’un agent doit être là dans ces moments-là. Et Batlles, qui m’a redonné la joie de jouer et même la joie de vivre. Je n’exagère pas. On évoquait la souffrance, les galères. J’ai senti qu’il savait. Le contrat amateur a été cassé au bout de quatre mois. C’était un contrat pro qui m’attendait derrière.

Fierté

«Quelque chose qui te pousse à faire plus»

J.B. : Ce n’est pas le mot, «fierté». Mais quand tu fais plaisir à ta mère [son père est décédé en 2013, ndlr], quand même… Quand je joue en sélection à Accra, elle est là, quelque part dans le stade. Bien sûr que c’est particulie­r. Je ne parlerais pas de fierté concernant l’argent que j’envoie chez moi, ni de pression d’ailleurs à moins qu’il ne s’agisse d’une bonne pression: quelque chose qui te pousse à faire plus, à aller chercher des objectifs sportifs que tu n’aurais pas envisagés sans ça. C’est la nécessité qui te pousse plus loin.

H.M. : Non, fierté n’est pas… Enfin si, quand j’appelle ma mère. Ça fait plus d’un an que je ne l’ai pas vue à cause du Covid mais on se voit en visio et quand elle sourit, je suis fier, oui. Ce n’est pas pour autant qu’elle me dit que j’ai eu raison de faire du foot (sourire). Ce que je dirais à un jeune Ivoirien qui arriverait comme moi je suis arrivé ? Ah… pourquoi un Ivoirien, d’ailleurs ? Le mec est là, tout gentil, tout timide. Tu sens qu’il est en demande. A Metz, j’ai un peu ce rôle-là avec Boubacar Traoré [Malien] et Pape Ndiaga Yade [Sénégalais]. Je sais combien c’est difficile d’être loin de chez soi alors j’essaie de leur parler de tout. Pour qu’ils oublient un peu. •

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John Boye, 33 ans, défenseur et
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Habib Maïga, 24 ans, milieu de terrain défensif ivoirien, explose cette saison en Moselle.
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 ?? Photo Alexandre Dimou. Icon Sport ?? «Il te faut un contrat coûte que coûte. Pro, stagiaire, mais un contrat de toute façon», dit Habib Maïga, ici contre Nîmes le 1er novembre.
Photo Alexandre Dimou. Icon Sport «Il te faut un contrat coûte que coûte. Pro, stagiaire, mais un contrat de toute façon», dit Habib Maïga, ici contre Nîmes le 1er novembre.

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