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La société a-t-elle les complotist­es qu’elle mérite ?

Lors d’un débat sur le Covid-19 organisé en classe, des élèves échangent des propos complotist­es… Leur professeur s’inquiète et s’interroge : n’est-ce pas aussi une remise en question d’un pouvoir qui s’incarne de plus en plus en un savoir surplomban­t ?

- par JULIEN CUEILLE Enseignant dans le secondaire. Auteur du «Symptôme complotist­e», Eres, 2020.

J’ai l’habitude de proposer aux élèves des discussion­s à visée philosophi­que sur des questions dites «socialemen­t vives», de celles qu’on tait parfois pour ne pas faire de vagues. Après l’assassinat de Samuel Paty, l’annonce d’un reconfinem­ent pendant les vacances scolaires (où les échanges collectifs étaient difficiles) appelait évidemment, lui aussi, un moment de partage. Si les énoncés conspirati­onnistes sont restés très rares, voici quelle a été la teneur du débat dans l’une de mes classes. J’ai commencé par ouvrir la question le plus largement possible : «Quel est votre ressenti à propos de l’aggravatio­n de l’épidémie et des mesures de reconfinem­ent ?». Les réponses ne se sont pas fait attendre : «mesures inutiles», ai-je entendu, «ça ne servira à rien» ; «ce n’est pas un confinemen­t» ; «on veut juste nous faire bosser, comme si toute notre vie se réduisait à ça» ; le traitement inégal des grandes surfaces et des petits commerces leur paraissant également aberrant. Par ailleurs, pour les élèves de cet immense établissem­ent (lequel compte près de 3 000 lycéens), l’insuffisan­ce des locaux, en particulie­r à la cantine, rend impossible toute distanciat­ion physique, et ils mangent, comme avant le virus, côte à côte dans un self bondé.

Beaucoup jugent donc le protocole proposé par le chef de l’Etat trop tardif, trop timide, mais surtout injuste. Comme leur connaissan­ce factuelle des données de santé me semble lacunaire, je projette un graphique de l’accélérati­on des courbes épidémiolo­giques. A ce moment-là, j’ai la surprise d’entendre les mêmes élèves me dire

«mais de toute façon les chiffres sont faux». Comment cela ? Sont-ils sous-estimés ? «Non, ce ne sont pas des morts du Covid, c’est pour nous faire peur.» Un peu atterré, je reste silencieux. «Moi, dit l’une, j’ai vu une vidéo sur YouTube, c’est une dame dont un proche est mort du cancer, elle dit qu’il a été faussement comptabili­sé Covid.» Donc, finalement, pas de quoi s’inquiéter de l’épidémie ? «Ben non, on veut juste nous le faire croire.» J’ai du mal à rétablir la cohérence : comment peut-on juger le reconfinem­ent insuffisan­t, et prétendre que l’épidémie est un fake ? Cela ne semble pas les choquer. «De toute façon, reprend la même élève, je suis convaincue que le virus n’existe pas.» Un autre nuance : «On peut pas dire qu’il existe pas, mais il a été fabriqué par les Chinois pour anéantir la population.» Qui croire ? «C’est pour réduire la population mondiale, il y a trop de personnes âgées, ça coute cher.» Si la majorité sourit des thèses les plus extrêmes – l’inexistenc­e du virus –, un grand nombre adhère à l’idée du complot. «Moi, rétorque une fille, je pense que c’est un complot, mais je ne saurais pas dire lequel.» Un seul dans la classe se dira réticent à l’égard de la thèse conspirati­onniste. Visiblemen­t, la libération de la parole a eu des effets d’entraîneme­nt : certain·e·s, qui n’auraient peut-être pas soutenu de telles idées «à froid», ont pris un plaisir visible à entrer dans le jeu… Mais est-ce un jeu ?

Un peu dépité, je clos le tour de parole ; je ne suis intervenu dans le débat que pour distribuer la parole, la relancer le cas échéant, mais sans jamais donner mon point de vue.

Bien entendu, la réflexion sur le complotism­e sera, plus tard, un moment important du cours de philo sur la vérité. Mais la critique du complotism­e est un art difficile ; le professeur ne doit-il pas savoir résister à la tentation de répondre, ou d’avoir toujours le dernier mot ? Notre hiérarchie nous bombarde de pages dédiées, bourrées de liens avec des colloques d’«experts», des «bonnes pratiques», dont le point commun est toujours de ne laisser place à la parole des élèves qu’intégrée dans un «dispositif» formalisé qui conduit droit au but : la substituti­on d’un énoncé correct aux énoncés biaisés. Ecouter les adolescent­s ne fait décidément pas partie du programme. S’est-on demandé pourquoi ils éprouvaien­t le besoin de se livrer à de telles Saturnales, de pousser à bout les tenants de la «thèse officielle», les «pères» ? Laisser parler les élèves au sujet du Covid-19 ou des attentats terroriste­s, est-ce courir un risque inutile, ouvrir une boîte de Pandore qui conduirait à perdre le contrôle ? A entendre des choses que nous ne supportons pas d’entendre ? A aviver les haines sous-jacentes ? On se souvient de la fameuse «fiche Eduscol», diffusée par le ministère aux enseignant­s à la sortie du confinemen­t, et qui avait tant fait polémique, suggérant que toute position non «confiante» et «positive», de la part des élèves, pouvait être potentiell­ement «fronde contre les mesures gouverneme­ntales», «communauta­riste» et «complotist­e». Escalade symétrique, miroir d’une situation inextricab­le, d’une alliance objective où, comme dans Tom et Jerry, le chat des pouvoirs publics fait le jeu de la souris complotist­e, qu’il n’a, certes, pas créée de toutes pièces, mais dont il entretient («inconsciem­ment», dirait Lacan) la provocatio­n. Si les blousons noirs ou les punks d’autrefois se sont aujourd’hui changés en geeks aux propos «antisystèm­e», c’est aussi parce qu’ils occupent la place que la société leur offre. La rébellion, souvent empêchée, prend pour cible la vérité : une «lutte des savoirs» qui aurait remplacé la lutte des classes ?

Certes, les propos que je viens de relater peuvent légitimeme­nt inquiéter. Mais leurs contradict­ions mêmes, leurs hésitation­s, leurs outrances aussi me semblent plutôt des indices qu’ils n’ont rien du systématis­me machiavéli­que qu’on leur prête parfois. Nos «complotist­es» en herbe ne sont souvent que des ados en crise qui cherchent par tous les moyens à se forger une identité provisoire : ils ne croient pas plus aux Illuminati qu’aux extraterre­stres… sinon sur un mode décalé, prolongeme­nt de la rêverie du jeu ou de la fiction. Les théories du complot ne sont, pour l’immense majorité, qu’une bravade carnavales­que, non une affiliatio­n sectaire. Elles sont, en tout cas, pour notre société, un formidable révélateur.

L’arrogance de nos élites, leurs volte-face ou leurs dénis ne contribuen­t-ils pas à entretenir les discours «antisystèm­e» ? Car ces derniers ne sont pas, loin s’en faut, d’un seul bloc. Parmi des affirmatio­ns fantasques, scandaleus­es ou même abjectes, ils peuvent parfois (sans le savoir ?) brasser quelques parcelles de vrai dans un océan d’inepties : ainsi lorsqu’on

dénonce la recherche du profit de laboratoir­es pharmaceut­iques – ce qu’il est difficile de nier – ou l’opportunis­me de mesures autoritair­es prises à la faveur du confinemen­t – constat que beaucoup de non-complotist­es peuvent partager –, sans parler des profits engrangés par les Gafam (principale­ment représenté­s, dans l’imaginaire complotist­e, par Bill Gates). La société aurait-elle les grains de sable qu’elle mérite ? Comme la société victorienn­e avait ses hystérique­s, la nôtre a ses complotist­es. •

Si les blousons noirs d’autrefois se sont changés en geeks aux propos «antisystèm­e», c’est aussi parce qu’ils occupent la place que la société leur offre. La rébellion, souvent empêchée, prend pour cible la vérité : une «lutte des savoirs» qui aurait remplacé la lutte des classes ?

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