«Aucun territoire n’est à l’abri du risque, il faut une réponse collective, politique et solidaire»
Nous ne sommes pas condamnés à vivre une succession de crises environnementales… Pour la géographe Magali Reghezza-Zitt, plus que des plans d’urgence, il faut faire des choix en amont, de façon démocratique.
Plus de six semaines après les ravages de la tempête Alex dans les Alpes-Maritimes, les dégâts sont matériels et psychologiques, beaucoup d’habitants se demandent s’ils reviendront. Que faire face aux changements environnementaux ? Face aux catastrophes naturelles et aux pandémies ? Comment s’en remettre, comment vivre avec ce risque ? Magali Reghezza-Zitt, géographe et directrice du Centre de formation sur l’environnement et la société de l’Ecole normale supérieure (ENS), s’est spécialisée sur les notions de risque, de vulnérabilité, et de résilience. La géographe propose de repolitiser la notion de risque. Et plutôt que des plans d’urgence ordonnés au jour le jour, présenter des réflexions collectives et démocratiques.
La catastrophe dans la vallée de la Roya a été présentée comme du jamais-vu, cet événement est-il imprévisible ?
Les phénomènes, qui se sont produits dans les vallées de la Tinée, de la Roya et de la Vésubie, sont certes intenses et ils n’ont jamais atteint ces proportions depuis que l’on mesure ce type d’événements météorologiques. Mais les épisodes méditerranéens sont toujours très violents et ils se produisent régulièrement dans ces territoires, même s’ils ne frappent pas toujours au même endroit. Le 2 octobre, il y a eu une conjonction de deux événements : le phénomène méditerranéen et la tempête Alex qui a aggravé les choses. Le réchauffement climatique a probablement joué et jouera dans l’avenir, car les eaux de la Méditerranée sont de plus en plus chaudes.
Mais il n’y a aucun effet de surprise pour les hydrologues ou pour les climatologues qui observent ces phénomènes sur des temps longs. Au contraire, quand on regarde la récurrence de ces pluies et des crues qu’elles entraînent sur les AlpesMaritimes, sur le Var ou le Languedoc-Roussillon, on n’est pas étonné. Le changement climatique entraîne-t-il une plus grande fréquence de ces catastrophes ? Ces événements vont être de plus en plus fréquents et de plus en plus intenses. Les facteurs locaux, les particularités du relief, la végétation, la variabilité du climat sont trop nombreux pour qu’on puisse prévoir précisément quand et comment arrivera la prochaine catastrophe. Les scenarios envisagés dépendent tous de l’importance du réchauffement climatique : s’il est de quatre degrés au lieu de deux degrés, tout change, avec de très gros effets de seuil sur les intensités, et donc les dommages. Les études doivent croiser aussi les évolutions climatiques avec les évolutions démographiques. Une partie des processus naturels est conditionnée au réchauffement climatique, mais le coût humain et financier dépend lui beaucoup de la démographie du lieu.
Quels sont les territoires menacés ?
Tous les littoraux, de Menton à Dunkerque, avec des alertes fortes sur les côtes basses et dans les DOM-TOM. Le problème se posera aussi à l’intérieur des terres, avec les torrents de montagne ou des crues des grands fleuves. Aujourd’hui, un Français sur quatre, soit 17 millions de personnes, vit en zone inondable, soit par la mer, soit par les fleuves, soit par les nappes phréatiques, soit par le ruissellement urbain.
Que faire? Déserter certaines zones trop dangereuses ?
De plus en plus de territoires vont être touchés par les risques d’inondation. On ne peut pas tous les abandonner ! On touche là la vraie question : celle de l’habitabilité des territoires. Quel est le prix humain, économique et social que nos sociétés sont prêtes à payer pour continuer d’habiter certaines zones avec une sécurité maximale? Est-on prêt à accepter des dommages matériels qui seront de plus en plus inévitables? Est-on prêt à évacuer à chaque fois, souvent pour rien, les habitations pour limiter le coût humain ? Cela risque d’être la condition pour continuer d’habiter certaines zones. La sécurité n’a pas le même prix selon les territoires ; car le risque n’est pas également réparti.
La non-occupation ou l’abandon de certains territoires vulnérables peut aussi coûter très cher ? Certaines zones fragiles sont très actives économiquement et habitées de façon dense. Donc il faudrait renoncer à des ressources économiques importantes et, même ainsi, comment reloger tout le monde? Le coût de l’abandon d’un territoire, si dangereux soit-il, peut être plus important que le coût de son occupation. L’abandon d’un territoire peut aussi avoir un coût environnemental (des risques d’incendie accrus). On peut abandonner certaines zones littorales qu’on décide de rendre à la mer. Certaines zones peuvent être occupées par des activités non permanentes. Certains sites industriels ou zones agricoles doivent être préservés encore un temps, d’autres seront protégés coûte que coûte, parfois il suffit de construire autrement. Il va y avoir des arbitrages entre le besoin de logements, le maintien des lll
lll activités économiques, le coût du déplacement des activités et des populations et celui des protections et des dommages en cas de catastrophes. Il faudra aussi modifier tous nos comportements, se déplacer autrement, cultiver la terre autrement, construire autrement… Les efforts demandés vont peser sur les ménages, les entreprises et les territoires. Il faut anticiper pour accompagner et atténuer les effets négatifs de ces adaptations, qui seront subis si on ne fait rien. L’expérience montre que nos sociétés réagissent au coup par coup, souvent quand la crise est déjà là. Cela fait plus de quarante ans qu’on alerte sur les constructions en zones inondables, et ce indépendamment du changement climatique.
On pourrait avoir le même constat sur le Covid-19 ?
On ne s’est pas assez préparé à un risque de pandémie pourtant annoncé depuis longtemps, avec les expériences du Sras et du H1N1 en Asie. Aujourd’hui, on mesure à quel point l’anticipation et la préparation en amont sont importantes pour ne pas subir.
De la même façon, si on ne met pas suffisamment, dès maintenant, de moyens pour lutter contre le réchauffement climatique et pour se préparer à ses conséquences, on va beaucoup subir ! Et, malheureusement, ce sont toujours les mêmes qui souffrent des effets du dérèglement climatique ou de la pandémie : les populations vulnérables, pauvres, exclues, âgées… Que ce soit pour le Covid-19 ou pour les inondations, je suis toujours très choquée par la stigmatisation des victimes. Dans de nombreux cas, ceux qui habitent les zones inondables sont souvent comme ceux qui contractent le Covid-19 en travaillant, ils n’ont rien choisi, ce sont des contraintes économiques et sociales qui les exposent.
Il faut, dites-vous, «repolitiser le risque» ?
Le changement climatique nous concerne tous. Aucun territoire n’est à l’abri du risque, il faut donc une réponse collective, politique et solidaire. Les territoires déjà fragiles socialement et économiquement seront très vulnérables. Tous nos actes et toutes nos décisions ont des conséquences pour les autres, y compris pour ceux et pour celles qui ne sont pas encore nés. Le réchauffement climatique va nous obliger à réfléchir à un nouveau contrat social. Heureusement, nous sommes dans un pays où la prise en compte de l’intérêt général reste, je l’espère, au fondement de notre démocratie. Et l’intérêt général n’est pas que la somme des intérêts particuliers. Nous sommes dans un pays qui a su mutualiser le risque grâce à l’assurance maladie, l’assurance vieillesse… Le risque environnemental est un risque qui appelle de nouvelles formes de solidarités. Arrêtons de prendre les gens pour des imbéciles au motif que les sujets sont complexes. La Convention citoyenne a montré que des questions, qui sont très compliquées, peuvent être appropriées par les citoyens, à condition qu’on prenne le temps d’expliquer, de présenter des points de vue contradictoires et qu’on laisse ensuite à chacun la liberté de décider en toute connaissance de cause.
Et sur l’environnement ?
La France n’est pas sur la bonne trajectoire en matière d’atténuation du risque climatique, et reste en retard sur l’adaptation. Les coûts de l’inaction seront faramineux. C’est une responsabilité morale et politique à prendre aujourd’hui. Nous ne sommes pas condamnés à vivre une succession de crises, économiques, sociales, terroristes, environnementales… Le réchauffement climatique ne doit pas être qu’anxiogène, il peut être l’occasion de refonder notre démocratie, d’innover, de retisser du lien social comme on le voit dans certains territoires.
Le débat démocratique met à jour les dissensus, les contradictions, et c’est heureux. Le débat, ce n’est ni l’inaction ni la polémique. Ni les philosophes, ni les scientifiques, ni les experts ne peuvent (ni ne veulent) se substituer à la décision politique. Ils sont, en revanche, là pour apporter des éléments de compréhension et des connaissances pour alimenter le débat démocratique. La catastrophe n’est jamais certaine, il faut juste savoir ce qu’on est prêt à mettre en oeuvre pour éviter qu’elle survienne, protéger les plus faibles. Il faut assumer les conséquences de nos choix au lieu de subir celles de notre absence de choix. •
«Un Français sur quatre, soit 17 millions de personnes, vit en zone inondable, soit par la mer, soit par les fleuves, soit par les nappes phréatiques, soit par le ruissellement urbain.»