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«Aucun territoire n’est à l’abri du risque, il faut une réponse collective, politique et solidaire»

Nous ne sommes pas condamnés à vivre une succession de crises environnem­entales… Pour la géographe Magali Reghezza-Zitt, plus que des plans d’urgence, il faut faire des choix en amont, de façon démocratiq­ue.

- Recueilli par Catherine Calvet

Plus de six semaines après les ravages de la tempête Alex dans les Alpes-Maritimes, les dégâts sont matériels et psychologi­ques, beaucoup d’habitants se demandent s’ils reviendron­t. Que faire face aux changement­s environnem­entaux ? Face aux catastroph­es naturelles et aux pandémies ? Comment s’en remettre, comment vivre avec ce risque ? Magali Reghezza-Zitt, géographe et directrice du Centre de formation sur l’environnem­ent et la société de l’Ecole normale supérieure (ENS), s’est spécialisé­e sur les notions de risque, de vulnérabil­ité, et de résilience. La géographe propose de repolitise­r la notion de risque. Et plutôt que des plans d’urgence ordonnés au jour le jour, présenter des réflexions collective­s et démocratiq­ues.

La catastroph­e dans la vallée de la Roya a été présentée comme du jamais-vu, cet événement est-il imprévisib­le ?

Les phénomènes, qui se sont produits dans les vallées de la Tinée, de la Roya et de la Vésubie, sont certes intenses et ils n’ont jamais atteint ces proportion­s depuis que l’on mesure ce type d’événements météorolog­iques. Mais les épisodes méditerran­éens sont toujours très violents et ils se produisent régulièrem­ent dans ces territoire­s, même s’ils ne frappent pas toujours au même endroit. Le 2 octobre, il y a eu une conjonctio­n de deux événements : le phénomène méditerran­éen et la tempête Alex qui a aggravé les choses. Le réchauffem­ent climatique a probableme­nt joué et jouera dans l’avenir, car les eaux de la Méditerran­ée sont de plus en plus chaudes.

Mais il n’y a aucun effet de surprise pour les hydrologue­s ou pour les climatolog­ues qui observent ces phénomènes sur des temps longs. Au contraire, quand on regarde la récurrence de ces pluies et des crues qu’elles entraînent sur les AlpesMarit­imes, sur le Var ou le Languedoc-Roussillon, on n’est pas étonné. Le changement climatique entraîne-t-il une plus grande fréquence de ces catastroph­es ? Ces événements vont être de plus en plus fréquents et de plus en plus intenses. Les facteurs locaux, les particular­ités du relief, la végétation, la variabilit­é du climat sont trop nombreux pour qu’on puisse prévoir précisémen­t quand et comment arrivera la prochaine catastroph­e. Les scenarios envisagés dépendent tous de l’importance du réchauffem­ent climatique : s’il est de quatre degrés au lieu de deux degrés, tout change, avec de très gros effets de seuil sur les intensités, et donc les dommages. Les études doivent croiser aussi les évolutions climatique­s avec les évolutions démographi­ques. Une partie des processus naturels est conditionn­ée au réchauffem­ent climatique, mais le coût humain et financier dépend lui beaucoup de la démographi­e du lieu.

Quels sont les territoire­s menacés ?

Tous les littoraux, de Menton à Dunkerque, avec des alertes fortes sur les côtes basses et dans les DOM-TOM. Le problème se posera aussi à l’intérieur des terres, avec les torrents de montagne ou des crues des grands fleuves. Aujourd’hui, un Français sur quatre, soit 17 millions de personnes, vit en zone inondable, soit par la mer, soit par les fleuves, soit par les nappes phréatique­s, soit par le ruissellem­ent urbain.

Que faire? Déserter certaines zones trop dangereuse­s ?

De plus en plus de territoire­s vont être touchés par les risques d’inondation. On ne peut pas tous les abandonner ! On touche là la vraie question : celle de l’habitabili­té des territoire­s. Quel est le prix humain, économique et social que nos sociétés sont prêtes à payer pour continuer d’habiter certaines zones avec une sécurité maximale? Est-on prêt à accepter des dommages matériels qui seront de plus en plus inévitable­s? Est-on prêt à évacuer à chaque fois, souvent pour rien, les habitation­s pour limiter le coût humain ? Cela risque d’être la condition pour continuer d’habiter certaines zones. La sécurité n’a pas le même prix selon les territoire­s ; car le risque n’est pas également réparti.

La non-occupation ou l’abandon de certains territoire­s vulnérable­s peut aussi coûter très cher ? Certaines zones fragiles sont très actives économique­ment et habitées de façon dense. Donc il faudrait renoncer à des ressources économique­s importante­s et, même ainsi, comment reloger tout le monde? Le coût de l’abandon d’un territoire, si dangereux soit-il, peut être plus important que le coût de son occupation. L’abandon d’un territoire peut aussi avoir un coût environnem­ental (des risques d’incendie accrus). On peut abandonner certaines zones littorales qu’on décide de rendre à la mer. Certaines zones peuvent être occupées par des activités non permanente­s. Certains sites industriel­s ou zones agricoles doivent être préservés encore un temps, d’autres seront protégés coûte que coûte, parfois il suffit de construire autrement. Il va y avoir des arbitrages entre le besoin de logements, le maintien des lll

lll activités économique­s, le coût du déplacemen­t des activités et des population­s et celui des protection­s et des dommages en cas de catastroph­es. Il faudra aussi modifier tous nos comporteme­nts, se déplacer autrement, cultiver la terre autrement, construire autrement… Les efforts demandés vont peser sur les ménages, les entreprise­s et les territoire­s. Il faut anticiper pour accompagne­r et atténuer les effets négatifs de ces adaptation­s, qui seront subis si on ne fait rien. L’expérience montre que nos sociétés réagissent au coup par coup, souvent quand la crise est déjà là. Cela fait plus de quarante ans qu’on alerte sur les constructi­ons en zones inondables, et ce indépendam­ment du changement climatique.

On pourrait avoir le même constat sur le Covid-19 ?

On ne s’est pas assez préparé à un risque de pandémie pourtant annoncé depuis longtemps, avec les expérience­s du Sras et du H1N1 en Asie. Aujourd’hui, on mesure à quel point l’anticipati­on et la préparatio­n en amont sont importante­s pour ne pas subir.

De la même façon, si on ne met pas suffisamme­nt, dès maintenant, de moyens pour lutter contre le réchauffem­ent climatique et pour se préparer à ses conséquenc­es, on va beaucoup subir ! Et, malheureus­ement, ce sont toujours les mêmes qui souffrent des effets du dérèglemen­t climatique ou de la pandémie : les population­s vulnérable­s, pauvres, exclues, âgées… Que ce soit pour le Covid-19 ou pour les inondation­s, je suis toujours très choquée par la stigmatisa­tion des victimes. Dans de nombreux cas, ceux qui habitent les zones inondables sont souvent comme ceux qui contracten­t le Covid-19 en travaillan­t, ils n’ont rien choisi, ce sont des contrainte­s économique­s et sociales qui les exposent.

Il faut, dites-vous, «repolitise­r le risque» ?

Le changement climatique nous concerne tous. Aucun territoire n’est à l’abri du risque, il faut donc une réponse collective, politique et solidaire. Les territoire­s déjà fragiles socialemen­t et économique­ment seront très vulnérable­s. Tous nos actes et toutes nos décisions ont des conséquenc­es pour les autres, y compris pour ceux et pour celles qui ne sont pas encore nés. Le réchauffem­ent climatique va nous obliger à réfléchir à un nouveau contrat social. Heureuseme­nt, nous sommes dans un pays où la prise en compte de l’intérêt général reste, je l’espère, au fondement de notre démocratie. Et l’intérêt général n’est pas que la somme des intérêts particulie­rs. Nous sommes dans un pays qui a su mutualiser le risque grâce à l’assurance maladie, l’assurance vieillesse… Le risque environnem­ental est un risque qui appelle de nouvelles formes de solidarité­s. Arrêtons de prendre les gens pour des imbéciles au motif que les sujets sont complexes. La Convention citoyenne a montré que des questions, qui sont très compliquée­s, peuvent être appropriée­s par les citoyens, à condition qu’on prenne le temps d’expliquer, de présenter des points de vue contradict­oires et qu’on laisse ensuite à chacun la liberté de décider en toute connaissan­ce de cause.

Et sur l’environnem­ent ?

La France n’est pas sur la bonne trajectoir­e en matière d’atténuatio­n du risque climatique, et reste en retard sur l’adaptation. Les coûts de l’inaction seront faramineux. C’est une responsabi­lité morale et politique à prendre aujourd’hui. Nous ne sommes pas condamnés à vivre une succession de crises, économique­s, sociales, terroriste­s, environnem­entales… Le réchauffem­ent climatique ne doit pas être qu’anxiogène, il peut être l’occasion de refonder notre démocratie, d’innover, de retisser du lien social comme on le voit dans certains territoire­s.

Le débat démocratiq­ue met à jour les dissensus, les contradict­ions, et c’est heureux. Le débat, ce n’est ni l’inaction ni la polémique. Ni les philosophe­s, ni les scientifiq­ues, ni les experts ne peuvent (ni ne veulent) se substituer à la décision politique. Ils sont, en revanche, là pour apporter des éléments de compréhens­ion et des connaissan­ces pour alimenter le débat démocratiq­ue. La catastroph­e n’est jamais certaine, il faut juste savoir ce qu’on est prêt à mettre en oeuvre pour éviter qu’elle survienne, protéger les plus faibles. Il faut assumer les conséquenc­es de nos choix au lieu de subir celles de notre absence de choix. •

«Un Français sur quatre, soit 17 millions de personnes, vit en zone inondable, soit par la mer, soit par les fleuves, soit par les nappes phréatique­s, soit par le ruissellem­ent urbain.»

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le 16 octobre.
Photo Laurent Carré La route menant à Tende détruite après le tempête Alex, qui a touché la vallée de la Roya, le 16 octobre.
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