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Du nécessaire «manque de respect»

Si tout ce qui nous déplaît est irrespect, offense, l’argument s’use, et la critique, par essence irrévérenc­ieuse, ne peut plus s’exercer.

- Par hélène l’heuillet Psychanaly­ste, maîtresse de conférence­s à l’université Paris-Sorbonne

Cinq minutes de retard à un rendez-vous, quelques mots échangés avec un voisin ou une voisine durant une réunion, une salutation oubliée par distractio­n… et le verdict tombe : «Manque de respect». Le respect, entend-on, est d’être ponctuel, d’attendre son tour pour prendre la parole, de prendre garde à toujours dire «bonjour» et «merci» ou à s’excuser d’exister à la moindre incartade. On convoque la loi morale universell­e pour tout manquement mineur. Ce n’est assurément pas ce que Kant avait en tête en formulant «l’impératif catégoriqu­e», lui, qui prenait soin de distinguer la moralité de la simple politesse ou de la pure discipline tenues pour simplement négatives – car dotées d’une fonction seulement répressive. On pourrait, certes, considérer ces élargissem­ents du devoir inconditio­nnel comme des progrès dans la prise en compte de la personne d’autrui. Malheureus­ement, on peut aussi soupçonner dans cette élévation du niveau d’exigence des interactio­ns sociales un ravalement du respect à une norme comporteme­ntale, et même une subversion de celui-ci. Si le respect doit pacifier la vie sociale, le rappel constant de celui-ci est un motif considérab­le de tension et d’agressivit­é. Le rappel au respect fonctionne comme un rappel à la loi et comme un rappel à l’ordre. Il entretient un climat paranoïaqu­e dans lequel chacun est invité à se demander si celui ou celle qui se tient en face de lui ne l’aurait pas par mégarde offensé·e. On ne passe sur rien, on ne tolère aucun des heurts qui constituen­t pourtant la relation ordinaire à autrui. On n’est capable d’aucune empathie à l’égard de celui qui ne se serait pas conduit comme on le désire. L’argument du respect intimide, provoque la honte et érige la susceptibi­lité en intuition éthique. Il éveille en chacun la sauvagerie d’un surmoi panoptique jamais satisfait du niveau de perfection atteint par un sujet pourtant la plupart du temps prompt à s’accabler de reproches. En prenant à la racine les entorses à la bonne conduite, se rend-on mieux capable d’éradiquer les graves atteintes à la personne d’autrui dont notre monde nous livre une multitude d’exemples ? On peut en douter. Cela crée au contraire un écran de fumée sur l’exploitati­on, la réificatio­n et l’instrument­alisation, sur la généralisa­tion de la surveillan­ce et de l’espionnage jusque dans la vie intime des couples et des familles, ou sur l’inférioris­ation persistant­e des membres des minorités et des femmes. Manquer de respect, c’est insulter, proférer des attaques personnell­es, déprécier, discrimine­r. Les manques réels de respect ne peuvent plus être jugés à l’aune de cette notion si celle-ci se confond avec un simple code social. A force d’user de l’argument du respect, on l’use. On rêve d’une vie sociale harmonieus­e mais on ferme les yeux sur la violence qui se perpétue dans le même temps. L’argument du respect est bien souvent invoqué pour condamner ce qui nous déplaît.

Il est vrai que je peux parfois me sentir visé·e par l’intermédia­ire de la culture, de la classe sociale, de la catégorie dont je relève. Il est vrai que, pour certaines de nos identifica­tions personnell­es, nous appartenon­s, que nous l’assumions ou non, à un groupe. Nous n’existons pas seul·e·s. Si une personne du groupe dont je fais partie est injustemen­t attaquée, je le suis aussi nécessaire­ment par l’intermédia­ire du trait commun que je partage avec elle. Même une propositio­n générale peut alors me paraître s’appliquer particuliè­rement et directemen­t à moi, qui suis ainsi fondé·e à me tenir pour personnell­ement offensé·e. Et même s’il n’y a là que des effets d’image, on sait ce que la lutte pour l’image a apporté aux processus d’émancipati­on.

Mais on sait aussi dans quelle aliénation enferme l’identifica­tion à l’image, serait-elle la sienne propre. Je ne suis pas l’image qu’on renvoie de moi et n’ai aucun pouvoir sur elle. Si un effort m’incombe, c’est bien plutôt celui de m’en détacher. On s’alarme actuelleme­nt à juste titre d’une propositio­n de loi sur les images policières. Si tout ce qui déplaît est irrespect, la fonction critique ne peut plus s’exercer. La critique est irrévérenc­ieuse. Pour espérer faire surgir des questionne­ments, il faut pouvoir compter sur la faculté de chacun·e à se décoller un peu de soi-même. Les identifica­tions fondamenta­les d’un sujet humain sont toujours beaucoup plus complexes que la reconnaiss­ance dans un trait possédé en commun avec d’autres. Le vrai respect est un art de la bonne distance qui est aussi distance avec soi-même.

Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Foessel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L’Heuillet.

Le rappel au respect fonctionne comme un rappel à la loi, à l’ordre. Il entretient un climat paranoïaqu­e dans lequel chacun est invité à se demander si celui qui se tient en face de lui ne l’aurait pas par mégarde offensé.

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