Du nécessaire «manque de respect»
Si tout ce qui nous déplaît est irrespect, offense, l’argument s’use, et la critique, par essence irrévérencieuse, ne peut plus s’exercer.
Cinq minutes de retard à un rendez-vous, quelques mots échangés avec un voisin ou une voisine durant une réunion, une salutation oubliée par distraction… et le verdict tombe : «Manque de respect». Le respect, entend-on, est d’être ponctuel, d’attendre son tour pour prendre la parole, de prendre garde à toujours dire «bonjour» et «merci» ou à s’excuser d’exister à la moindre incartade. On convoque la loi morale universelle pour tout manquement mineur. Ce n’est assurément pas ce que Kant avait en tête en formulant «l’impératif catégorique», lui, qui prenait soin de distinguer la moralité de la simple politesse ou de la pure discipline tenues pour simplement négatives – car dotées d’une fonction seulement répressive. On pourrait, certes, considérer ces élargissements du devoir inconditionnel comme des progrès dans la prise en compte de la personne d’autrui. Malheureusement, on peut aussi soupçonner dans cette élévation du niveau d’exigence des interactions sociales un ravalement du respect à une norme comportementale, et même une subversion de celui-ci. Si le respect doit pacifier la vie sociale, le rappel constant de celui-ci est un motif considérable de tension et d’agressivité. Le rappel au respect fonctionne comme un rappel à la loi et comme un rappel à l’ordre. Il entretient un climat paranoïaque dans lequel chacun est invité à se demander si celui ou celle qui se tient en face de lui ne l’aurait pas par mégarde offensé·e. On ne passe sur rien, on ne tolère aucun des heurts qui constituent pourtant la relation ordinaire à autrui. On n’est capable d’aucune empathie à l’égard de celui qui ne se serait pas conduit comme on le désire. L’argument du respect intimide, provoque la honte et érige la susceptibilité en intuition éthique. Il éveille en chacun la sauvagerie d’un surmoi panoptique jamais satisfait du niveau de perfection atteint par un sujet pourtant la plupart du temps prompt à s’accabler de reproches. En prenant à la racine les entorses à la bonne conduite, se rend-on mieux capable d’éradiquer les graves atteintes à la personne d’autrui dont notre monde nous livre une multitude d’exemples ? On peut en douter. Cela crée au contraire un écran de fumée sur l’exploitation, la réification et l’instrumentalisation, sur la généralisation de la surveillance et de l’espionnage jusque dans la vie intime des couples et des familles, ou sur l’infériorisation persistante des membres des minorités et des femmes. Manquer de respect, c’est insulter, proférer des attaques personnelles, déprécier, discriminer. Les manques réels de respect ne peuvent plus être jugés à l’aune de cette notion si celle-ci se confond avec un simple code social. A force d’user de l’argument du respect, on l’use. On rêve d’une vie sociale harmonieuse mais on ferme les yeux sur la violence qui se perpétue dans le même temps. L’argument du respect est bien souvent invoqué pour condamner ce qui nous déplaît.
Il est vrai que je peux parfois me sentir visé·e par l’intermédiaire de la culture, de la classe sociale, de la catégorie dont je relève. Il est vrai que, pour certaines de nos identifications personnelles, nous appartenons, que nous l’assumions ou non, à un groupe. Nous n’existons pas seul·e·s. Si une personne du groupe dont je fais partie est injustement attaquée, je le suis aussi nécessairement par l’intermédiaire du trait commun que je partage avec elle. Même une proposition générale peut alors me paraître s’appliquer particulièrement et directement à moi, qui suis ainsi fondé·e à me tenir pour personnellement offensé·e. Et même s’il n’y a là que des effets d’image, on sait ce que la lutte pour l’image a apporté aux processus d’émancipation.
Mais on sait aussi dans quelle aliénation enferme l’identification à l’image, serait-elle la sienne propre. Je ne suis pas l’image qu’on renvoie de moi et n’ai aucun pouvoir sur elle. Si un effort m’incombe, c’est bien plutôt celui de m’en détacher. On s’alarme actuellement à juste titre d’une proposition de loi sur les images policières. Si tout ce qui déplaît est irrespect, la fonction critique ne peut plus s’exercer. La critique est irrévérencieuse. Pour espérer faire surgir des questionnements, il faut pouvoir compter sur la faculté de chacun·e à se décoller un peu de soi-même. Les identifications fondamentales d’un sujet humain sont toujours beaucoup plus complexes que la reconnaissance dans un trait possédé en commun avec d’autres. Le vrai respect est un art de la bonne distance qui est aussi distance avec soi-même.
Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Foessel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L’Heuillet.
Le rappel au respect fonctionne comme un rappel à la loi, à l’ordre. Il entretient un climat paranoïaque dans lequel chacun est invité à se demander si celui qui se tient en face de lui ne l’aurait pas par mégarde offensé.