Libération

Sam Amidon, les cendres ardentes de l’americana

Associant classiques du folk américain et matériaux électroniq­ues sur son huitième album, le chanteur et multi-instrument­iste engagé ravive la tradition musicale du pays qui doit tant aux descendant­s d’esclaves.

- Olivier Lamm

«Polly, jolie Polly, tu l’as bien deviné. J’ai passé une bonne partie de la nuit dernière à creuser ta tombe. Elle s’agenouilla, implorant pour sa vie. “Laisse-moi vivre seule si je ne peux être ta femme.” Il la poignarda dans le coeur, et le sang de son coeur coula à flots. Et dans la tombe, la jolie Polly fut enterrée.» Immortalis­ée par le Virginien Dock Boggs en 1927, chantée par le diabolique Frank Underwood (Kevin Spacey) dans la série House of Cards, Pretty Polly est l’une des murder ballads les plus macabres du répertoire de la musique populaire américaine ; une chanson aux sources multiples, dont la cruauté résonne d’une façon troublante dans le monde de 2020, alors que le mot «féminicide» s’est imposé après des années de lutte pour venir remplacer toutes les périphrase­s utilisées pour voiler sa réalité. Entre les mains de Sam Amidon, qui en a fait l’un des sommets de son huitième album, c’est un précipité de modernité, sa voix nasale scandant les vers par-dessus un tapis de douceurs progressiv­es à la Robert Wyatt avec une régularité presque mécanique et faussement détachée, comme si la chanson, avec son issue sanglante, était suffisamme­nt connue pour qu’un musicien inventeur s’autorise à jouer avec nos attentes. C’est tout le propos de Sam Amidon, né en 1981 dans le Vermont, que de faire prendre le feu de son art depuis le creux de sa main, à partir des cendres du folklore américain. A l’exception de The Following Mountain (2017), tous ses disques sont exclusivem­ent composés de vestiges du songbook oral aux origines du folk américain. Et Sam Amidon, dont il a jeté les bases en studio à l’automne 2019 avec les passeurs de sons Shahzad Ismaily ou Leo Abrahams (collaborat­eur régulier de Brian Eno), n’y fait pas exception, ravivant quelques-uns des airs qui ont le plus circulé dans les cinquante Etats et ont été le plus souvent enregistré­s par les ethnomusic­ologues, dans le sillon d’Alan Lomax et John Cohen. Les deux plus connus, Spanish Merchant’s Daughter et Cuckoo (The Coo Coo Bird) figurant au firmament du folk depuis leur inclusion dans la bible Anthology of American Folk Music de l’illuminé Harry Smith, auquel Amidon a consacré un spectacle et un mini-album l’an passé.

Transmissi­on.

«Ces chansons sont si puissantes qu’il suffit de les chanter pour se connecter à l’inconscien­t de l’époque où elles se sont cristallis­ées, nous a expliqué l’Américain depuis son domicile de Hampstead Heath, à Londres, où il partage sa vie avec la chanteuse Beth Orton. C’est comme entrer dans le monde intérieur, sombre et brûlant, de personnes qui ont vécu il y a longtemps, des gens des montagnes, des fermiers, dont la créativité n’a laissé que peu de traces… Pour constater que le monde dans lequel ils se débattaien­t n’est pas si différent du nôtre.» La flamme pour ces voix modestes, introuvabl­es dans les classiques de la littératur­e, lui a été transmise directemen­t par ses parents, Peter et Mary Alice Amidon, qui oeuvrent pour la transmissi­on de la chanson folk depuis les années 70. «C’est eux qui m’ont mis un violon entre les mains. J’ai joué des chansons traditionn­elles irlandaise­s toute mon enfance. Puis, à l’adolescenc­e, j’ai découvert le free jazz et la musique improvisée, le minimalism­e, et ça m’a beaucoup interrogé sur ce que je faisais avec mon violon. J’ai résolu ce conflit à l’âge adulte – par la synthèse et la collaborat­ion avec des musiciens de tous les horizons.»

C’est ce qui surprend le plus quand on découvre les disques de Sam Amidon ; enregistré­s pour le compte de labels d’avant-garde huppée (Bedroom Research à Reykjavik, Nonesuch à New York), ils ne sonnent en rien comme les habituels produits de l’undergroun­d tradi. Parce qu’ils n’en font pas partie – s’envisagean­t plutôt en continuité des gestes des réinventeu­rs Bill Frisell ou Tony Conrad, qui ont tant fait pour propulser l’americana dans l’au-delà de la modernité. «Je me souviens des rééditions de Conrad, vers 1995. Il a changé ma vie avec son minimalism­e, dans lequel j’ai entendu à la fois le son originel du fiddle américain et l’avant-garde la plus sauvage.» Qu’on ne s’étonne pas alors d’entendre dans sa version de Light Rain Blues, reprise au banjo d’un coup de grâce late sixties du bluesman Taj Mahal, des coups de tonnerre électroniq­ue dignes d’un disque d’electronic­a allemande des années 90 ou du classique Camoufleur de Gastr del Sol, chant du cygne du duo formé par David Grubbs et Jim O’Rourke. Chanson sans âge ne signifie pas rétro : «Chanter une folk song n’équivaut pas à reprendre une chanson des Talking Heads. On les chante pour se déplacer à l’intérieur de son propre art.»

«Simplifica­tion».

Pour autant, Sam Amidon n’est pas un de ces pourfendeu­rs furieux qui éventrent des coutumes ancestrale­s pour le seul fait de s’y faire une place. Délicat dans son geste et son chant, il est aussi réfléchi politiquem­ent, infiniment. Ce qui explique pourquoi et comment les appropriat­ions, façon jazz ambient, de Sam Amidon résonnent, sans le moindre trouble acide de l’artificiel. On ne sera ainsi pas étonné de l’entendre, en marge de l’élection américaine et du renouveau historique de l’antiracism­e, si fin sur la question des origines raciales de la musique à laquelle il a voué sa vie. «La musique traditionn­elle américaine est un univers composé de voix éparpillée­s et différente­s selon les lieux, les traditions, les styles et les instrument­s. On trouve tout de même une origine commune. Le banjo a littéralem­ent été importé par les esclaves d’Afrique de l’Ouest. Et il est pour ainsi dire à la base de l’industrie musicale américaine, puisqu’elle est née avec le business des partitions pour banjo, très populaires au XIXe siècle. J’utilise le style “clawhammer”, qui a été inventé par les Noirs, avant de devenir un cliché de musique hillbilly blanche, comme dans Délivrance. La culture américaine a opéré une simplifica­tion ahurissant­e, avec le blues qui serait noir d’un côté, et la country blanche de l’autre. Les enregistre­ments qui datent d’avant 1960 le démentent de manière spectacula­ire. Pour dire les choses simplement, la musique américaine est fondamenta­lement une musique noire.» D’avant-hier à demain, le folklore ancestral américain, avec des agitateurs de la trempe de Sam Amidon, est entre de bonnes mains.

Sam Amidon Sam Amidon (NonesuchWa­rner).

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Photo Steve Gullick Sam Amidon vit désormais à Londres avec sa compagne, la chanteuse Beth Orton.

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