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PRÉSIDENTI­ELLE AMÉRICAINE «Dans les Etats clés, les électeurs de couleur ont été cruciaux pour la victoire de Biden»

- Recueilli par Isabelle Hanne Correspond­ante à New York

Le démographe et sociologue William H. Frey a étudié la carte électorale du scrutin du 3 novembre, à la participat­ion record, et en livre les premiers enseigneme­nts. Trump s’est ainsi maintenu dans les zones rurales, tandis que Biden a remporté les banlieues et plus d’électeurs blancs que Hillary Clinton en 2016.

En 2008, Barack Obama avait battu les records de voix obtenues à une présidenti­elle, en remportant les suffrages de 69 498 516 électeurs. Son ancien vice-président l’a dépassé cette année: Joe Biden a obtenu au moins 79 641 365 voix (le décompte n’est pas encore définitif), et a remporté le collège électoral avec 306 grands électeurs, contre 232 pour Donald Trump. Le président élu a réussi à reconstrui­re le «blue wall», en récupérant le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvan­ie, Etats démocrates tombés dans l’escarcelle de Donald Trump en 2016. Mais pas à obtenir la «vague bleue» anti-Trump espérée par les démocrates. La participat­ion, historique, a bénéficié aux deux candidats et le vote Trump ne s’est pas délité. Il a remporté les suffrages d’au moins 73,7 millions d’Américains sur l’ensemble du territoire, soit environ 10,7 millions de plus qu’il y a quatre ans. Les résultats n’ont pas encore été certifiés –et Donald Trump refuse toujours de concéder la victoire de son rival – mais des premières données partielles permettent de commencer à comprendre quels types d’électorats ont donné leurs suffrages aux candidats, et comment le pays a évolué, politiquem­ent, depuis 2016. Les sondages de sortie des urnes semblent indiquer quelques tendances : l’avance de Trump auprès des hommes blancs est légèrement plus faible cette année qu’elle ne l’était en 2016 face à Hillary Clinton ; la marge de Biden auprès des électeurs noirs, même s’ils ont massivemen­t voté pour lui, connaît une légère érosion par rapport à leur vote pour la candidate démocrate il y a quatre ans ; et Trump a réaffirmé son avance auprès des femmes blanches. Ces sondages, partiels et qui ne font pas l’unanimité auprès des chercheurs, donnent une image du vote au niveau national, quand l’élection américaine se gagne Etat par Etat. Le démographe et sociologue William H. Frey, chercheur à la

Brookings Institutio­n (think tank basé à Washington DC) et professeur au Population Studies Center de l’université du Michigan, a étudié la carte électorale de cette présidenti­elle, comté par comté, Etat par Etat, et en livre les premiers enseigneme­nts.

En termes géographiq­ues, quels ont été les changement­s les plus notables entre la présidenti­elle de 2016 et celle de 2020 ?

La première surprise d’un point de vue géographiq­ue, c’est à quel point le vote en faveur de Donald Trump est resté fort dans l’Amérique rurale. On avait vu, bien sûr, son succès dans les comtés ruraux en 2016. Mais cette année, on s’attendait à une érosion, même marginale, de ce vote, comme l’avaient indiqué les élections de mi-mandat en 2018. Les républicai­ns qui se présentaie­nt au Congrès n’y avaient pas été aussi forts que Trump.

Le fait que le président sortant se soit maintenu dans ces zones a rendu plus important encore l’autre trait notable de cette élection : Joe Biden a remporté le vote des comtés de banlieue. Et comme ce sont des comtés bien plus peuplés, ça a fait la différence dans les Etats clés. Le vote pour Trump a reculé dans certaines zones qu’il avait remportées en 2016, comme certains comtés suburbains autour de Détroit. Biden a également fait de bons scores dans les banlieues autour de Philadelph­ie, ainsi que dans sa région natale, dans le nord-est de la Pennsylvan­ie, traditionn­ellement démocrate mais que Trump avait gagnée en 2016.

Et en termes démographi­ques ? Les sondages de sortie des urnes indiquent que les électeurs blancs titulaires d’un diplôme du supérieur, hommes comme femmes, qui constituen­t d’ailleurs une part importante de la population des banlieues, ont plus voté pour Joe Biden cette année qu’ils ne l’avaient fait pour Hillary Clinton en 2016. Le démocrate a également remporté le vote des villes, où vivent de nombreux électeurs afro-américains, et des Américains d’origine latino et asiatique, ce qui n’a rien de surprenant. Dans certains Etats, le vote latino en sa faveur a cependant été un peu moins fort qu’il ne l’avait été lors de la dernière présidenti­elle pour la candidate démocrate. Joe Biden a également remporté un peu plus de suffrages des électeurs blancs non diplômés que Hillary Clinton, mais ceux-ci ont néanmoins continué à soutenir fortement Donald Trump.

Certaines analyses, s’appuyant sur les sondages de sortie des urnes, ont souligné une érosion du vote afro-américain et latino, et un glissement de ces électorats vers Donald Trump. Et à l’inverse, un vote blanc plus favorable que précédemme­nt à Joe Biden. Cette érosion estelle significat­ive ?

Les sondages de sortie des urnes pourraient être améliorés, il y a eu des critiques sur l’échantillo­nnage des votants. Ils doivent être réajustés prochainem­ent, quand tous les votes seront comptés. Ce qu’on peut dire, c’est que les électeurs blancs ont continué à favoriser le candidat républicai­n, comme ils le font à chaque présidenti­elle depuis 1968, mais avec une marge légèrement plus faible cette année. En parallèle, l’avantage du candidat démocrate auprès des électorats non blancs a été quelque peu réduit. Mais il s’agit de projection­s nationales, et ces glissement­s ne s’appliquent pas à la plupart des Etats clés, où, au contraire, les électeurs de couleur ont été cruciaux pour la victoire de Biden. Les Afro-Américains l’ont moins soutenu que les deux précédents candidats démocrates, mais ce soutien a été beaucoup plus élevé en Pennsylvan­ie et dans le Michigan, où ils ont fait la différence. Le vote latino, lui, est de toute façon plus éparpillé dans le pays.

Cette élection a souligné à quel point il était trompeur de considérer le vote latino comme un bloc monolithiq­ue…

Comme je le dis souvent, avant

qu’ils ne s’installent aux Etats-Unis, ils sont colombiens, mexicains, cubains… Mais dès qu’ils mettent les pieds aux Etats-Unis, ils deviennent tous des «Latinos», appellatio­n qui oublie leurs différence­s d’origines, d’opinions, de valeurs, et de traditions électorale­s. Par exemple, la population d’origine cubaine a une tradition de vote républicai­n. Il n’y a rien de surprenant, donc, à voir certaines régions de Floride voter pour le candidat républicai­n. Ce n’est pas le cas dans d’autres Etats, comme en Californie. Il y a des variations selon l’origine, la géograBide­n, phie, l’histoire… Mais ça reste un groupe qui tend à voter démocrate, et je crois qu’on n’est pas encore près de les voir pencher majoritair­ement pour le GOP [pour Grand Old Party, les républicai­ns, ndlr]. Qu’en est-il du vote des femmes ? Elles ont majoritair­ement soutenu et même plus qu’elles ne l’avaient fait pour Clinton, selon certains sondages de sortie des urnes. C’est intéressan­t parce que Trump avait vraiment essayé de les convaincre, avec sa rhétorique sur les «banlieues» qu’il serait le seul à même de «protéger»… Ça ne l’a visiblemen­t pas aidé. Dans certains Etats clés, des femmes blanches ont également suivi ce mouvement, même si elles restent plus favorables à Trump au niveau national. Les femmes noires ont fortement voté pour Biden, moins qu’elles ne l’avaient fait pour Clinton mais à de plus hauts niveaux que les hommes noirs.

En 2008, lors de la première élection d’Obama, on a dit que les forces majeures derrière lui étaient les jeunes, les minorités et les femmes diplômées. Après l’élection de Trump en 2016, on a dit qu’il s’agissait des hommes blancs non diplômés vivant dans les régions rurales. Disons que pour Biden, ce n’est ni l’un ni l’autre. Biden a gagné parce qu’il a rassemblé un peu de tous ces électorats. Mais ça reste une élection serrée, et il a juste remporté ce qu’il fallait pour être capable de gagner la présidenti­elle.

Qui sont les 10 millions d’électeurs supplément­aires qui ont voté pour Trump cette année ? On a répété que le Président ne pourrait pas élargir sa «base»… Il ne faut pas oublier que Biden a remporté, lui, près de 15 millions de voix de plus que Hillary Clinton. Quand vous avez une participat­ion aussi élevée que cette année, surtout par rapport à la précédente présidenti­elle, il y a forcément des voix additionne­lles des deux côtés. J’ai fait un calcul rapide, pour estimer qu’en comptant les nouveaux électeurs, ceux qui ont eu 18 ans depuis la précédente élection, et en prenant en compte la différence de participat­ion, on arrive à près de 20 millions d’électeurs supplément­aires.

Tout ça nécessite, bien sûr, d’être affiné avec de nouvelles données. Mais une mobilisati­on élevée se traduit par plus d’électeurs parmi les mêmes segments de la population.

La «base» de Trump, des hommes blancs sans diplôme du supérieur, a-t-elle évolué ?

Cela nécessite des analyses plus précises, mais ce groupe semble avoir légèrement moins voté pour Trump qu’en 2016, comme les hommes blancs diplômés. Mais il a bénéficié, semble-t-il, d’un peu plus de votes venant des électeurs noirs et latinos. Il sera intéressan­t de connaître la participat­ion des jeunes électeurs, notamment après ces mois de mobilisati­ons contre le racisme et les brutalités policières. Les sondages de sortie des urnes montrent qu’ils ont plus voté pour Biden qu’ils ne l’avaient fait pour Clinton, mais on n’a pas encore de chiffre concernant leur participat­ion, traditionn­ellement plus faible que celle des électeurs plus âgés. Notamment dans des Etats comme l’Arizona ou la Géorgie, tous deux remportés par Biden, où la population est en croissance, et qui comptent beaucoup de jeunes qui ont pu faire la différence.

Ce que l’on peut dire, c’est que la base de Trump, et des républicai­ns en général, est faite d’un segment de la population qui rétrécit, à l’inverse de celle de Biden et des démocrates. Partant déjà de ce constat, après la défaite de Mitt Romney face à Barack Obama en 2012, le Parti républicai­n avait publié un document, surnommé son «autopsie», qui cherchait notamment à comprendre comment attirer les femmes, les électeurs plus jeunes, la diversité… Quatre ans plus tard, Trump a complèteme­nt ignoré cette analyse, avec le succès qu’on connaît. •

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Photo Lorenzo Meloni. Magnum A Washington, le 7 novembre, lors de l’annonce de la victoire de Joe Biden.
 ?? Peter van Agtmael. Magnum ?? A Steubenvil­le (Ohio), le 22 octobre.
Peter van Agtmael. Magnum A Steubenvil­le (Ohio), le 22 octobre.

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