Serge Haroche «Quand on cherche ce qu’on ne connaît pas, on va entrevoir des choses inattendues»
Dans son dernier essai, le physicien raconte le rôle primordial de la lumière dans l’histoire des sciences modernes depuis le XVIIe siècle et comment elle l’a accompagné durant toute sa carrière. Un plaidoyer pour la recherche fondamentale et ce mouvement vers toujours plus de connaissance.
Il faut attendre la page 337 de son livre pour que Serge Haroche évoque succinctement le prix Nobel qu’il a reçu et partagé en 2012 avec David Wineland. Il n’y consacre que quelques lignes avant de reprendre son double récit : celui de son parcours de chercheur et celui de l’histoire des connaissances scientifiques autour de son sujet de prédilection, la lumière. Non que la plus prestigieuse des récompenses de la physique soit anecdotique dans sa carrière, mais dans la Lumière révélée, de la lunette de Galilée à l’étrangeté quantique (éd. Odile Jacob), Serge Haroche veut avant tout partager son enthousiasme pour la recherche la plus fondamentale. Promis, ce n’est pas uniquement pour le jeu de mots que nous lui avons demandé de nous éclairer sur tous ces sujets.
Quand on pense à la lumière, on a l’image d’une ampoule qui s’allume ou celle du Soleil. Vous qui avez passé votre carrière à étudier cette lumière au niveau le plus fondamental, à quoi pensez-vous ? Plutôt qu’à une ampoule, je pense au laser. Il émet une lumière domestiquée qui a permis de faire des expériences extraordinaires et d’inventer des appareils omniprésents dans notre vie quotidienne. J’ai commencé dans la recherche à l’époque des premiers lasers et j’ai tout de suite été convaincu qu’ils allaient ouvrir de nouvelles portes, même si j’étais incapable de prévoir tout ce qu’on allait gagner en précision, en capacité à observer des phénomènes nouveaux.
Vous parlez de la lumière domestiquée du laser, il y a donc de la lumière sauvage ?
La lumière naturelle est en effet une lumière sauvage qui oscille à toutes sortes de fréquences, qui part dans toutes les directions. Alors qu’une ampoule irradie tout autour d’elle, la lumière du laser est directive. Le champ électromagnétique qui la constitue oscille à une fréquence bien définie avec une phase stable. Elle peut aussi être très intense, car elle concentre toute l’énergie de la source lumineuse dans un seul mode de rayonnement. Vous racontez que les recherches sur la lumière sont indissociables de l’histoire même des sciences…
La science de la lumière a accompagné la naissance de la méthode scientifique, basée sur l’observation des faits expérimentaux et l’établissement de lois qui en rendent compte et les relient entre eux. Tout a commencé avec Galilée. Les idées d’Einstein, aussi bien en relativité restreinte que générale, viennent de principes fondamentaux établis par le savant italien au XVIIe siècle, en rupture avec la physique d’Aristote. Il s’agit du principe de la relativité du mouvement et de celui de l’universalité de la chute des corps. La filiation des idées entre Galilée et Einstein éclaire la naissance de la théorie de la relativité, dans laquelle la lumière a joué un rôle essentiel. J’ai suivi dans mon livre le fil conducteur de la science de la lumière, depuis son point d’ancrage au siècle de Galilée et de Newton jusqu’à l’époque moderne. J’ai aussi décrit ce que les lasers ont ajouté à cette histoire dans les années que j’ai vécues comme chercheur, en étant acteur et témoin de développements spectaculaires.
Depuis Galilée, la science parle de phénomènes qui sont contre-intuitifs, comme la chute des corps…
Ce qui est contre intuitif n’est pas la chute en elle-même, mais le fait que tous les corps, lourds ou légers, tombent à la même vitesse. Un autre fait contre-intuitif, c’est la finitude de la vitesse de la lumière. Beaucoup de penseurs croyaient, jusqu’à la Renaissance, que c’était un phénomène instantané. Galilée a été un des premiers à supposer que la vitesse de la lumière était finie. Mais sa valeur, 300 000 kilomètres par seconde, est tellement grande qu’il a été incapable de l’estimer. Il a néanmoins contribué à créer les instruments qui ont permis d’en faire la première mesure. Un aspect important de cette histoire, c’est que la physique n’a progressé que quand on a disposé d’instruments pour faire des mesures quantitatives. Pour évaluer la célérité de la lumière, la lunette astronomique et l’horloge pendulaire ont joué un rôle essentiel. A leur origine, nous retrouvons Galilée. Il a le premier observé avec sa lunette les satellites de Jupiter et il a été le premier à étudier de façon quantitative le mouvement d’un pendule, ce qui a conduit cinquante ans plus tard à la mise au point de la première horloge moderne. En mesurant avec elle la période des satellites joviens, l’astronome Rømer à l’Observatoire de Paris a pu évaluer pour la première fois la vitesse de la lumière.
Ce qui, au départ, vous a motivé pour vous lancer dans la recherche scientifique, ce n’est pas la lumière, mais la mesure… Ce qui m’a attiré vers la physique, c’est qu’on y mesure des quantités d’une façon aussi précise que possible et qu’on en interprète les résultats par des modèles mathématiques.
Cette adéquation entre mathématiques et sciences naturelles m’a fasciné très tôt et j’ai su que je voulais faire de la physique pour cette raison. Mon intérêt spécifique pour la lumière est venu plus tard quand, au laboratoire, j’ai fait des expériences avec des lampes et entrevu que les lasers allaient apporter une dimension nouvelle à mes recherches. Mais il y a aussi un autre facteur : le hasard des rencontres. J’ai eu à Normale sup des maîtres exceptionnels, Alfred Kastler, Jean Brossel et Claude Cohen-Tannoudji, des pionniers de l’étude de l’interaction entre atomes et rayonnement.
Vous semblez être passionné par les progrès actuels des instruments de mesure ? Ces progrès ont permis des avancées spectaculaires de la physique au cours du dernier demi-siècle, dans un échange permanent entre recherche fondamentale et appliquée. Le laser est né de la compréhension des propriétés de l’interaction entre les atomes et les grains de lumière que sont les photons. Avec cet instrument, on a pu faire des mesures explorant de façon extrêmement précise les lois de la physique. Il y a là un cercle vertueux qui va de la physique fondamentale aux applica
tions et vice-versa. Les progrès dans la mesure précise du temps donnent le vertige. Les pendules du XVIIe siècle le mesuraient avec une incertitude de l’ordre de dix secondes par jour. Aujourd’hui, les horloges atomiques embarquées dans les satellites du système GPS ont une précision de l’ordre du milliardième de seconde par jour. Ce progrès de dix ordres de grandeur en trois siècles nous permet de nous localiser à la surface de la Terre à un mètre près. Et ces horloges GPS, qui datent d’une cinquantaine d’années, sont aujourd’hui dépassées par celles qui, en comptant les fréquences optiques de lasers ultrastables, sont de cinq ordres de grandeur plus précises. Si deux de ces horloges avaient été synchronisées au moment du Big Bang, il y a plus de treize milliards d’années, elles ne seraient décalées entre elles que d’un dixième de seconde aujourd’hui ! Avec ces instruments, on fait des mesures d’une précision phénoménale. On vérifie que l’espace-temps est courbe, que le temps ne s’écoule pas de la même façon suivant l’altitude, avec des variations de fréquence d’horloge détectables pour des différences d’altitude de l’ordre du centimètre.
Votre livre semble être un acte de transmission des connaissances, bien sûr, mais aussi de la motivation qui vous a porté dans votre parcours…
J’ai voulu parler de ce qu’est la vie d’un chercheur, de l’importance de la curiosité, de l’exaltation de participer au mouvement vers toujours plus de connaissance. Et aussi du plaisir procuré par la première observation d’un phénomène nouveau. Sans oublier le rôle que joue la chance dans tout cela. Quand on cherche ce qu’on ne connaît pas, on va avoir à certains moments des illuminations, entrevoir des choses inattendues. Une des qualités d’un chercheur, c’est de savoir saisir cette chance quand elle se présente.
Il y a chez vous une vraie volonté de vulgariser, mais tout en restant précis et très exact, avec l’utilisation d’expressions mathématiques. C’est une volonté de respecter le matériel scientifique d’origine ? J’ai pensé que cette précision pourrait être l’originalité du livre. Il y a énormément d’ouvrages, en particulier dans la littérature anglo-saxonne, qui abordent ces sujets. Mais en général, ce sont des livres qui donnent des images un peu floues. J’ai voulu essayer, tout en évitant les équations, d’être relativement précis parce que je pense qu’il y a aujourd’hui un problème dans l’enseignement de la physique. Les lycéens ont moins de bagages mathématiques pour arriver à comprendre même des choses relativement simples. A l’époque où je faisais mes études, on me donnait les moyens de faire des calculs pour décrire l’orbite des planètes, ou la trajectoire d’une fusée. Et c’est cette capacité de calculer, d’appréhender de façon précise les phénomènes, qui m’ont attiré vers la science. Si on ne donne pas aux jeunes esprits qui ont une curiosité scientifique les moyens de faire ce genre de calcul, on les motive moins pour faire de la science. Il faut manipuler la science pour la comprendre ? Il faut la manipuler pour l’apprivoiser, pour qu’elle devienne, d’une certaine façon, intuitive. La physique quantique nous semble étrange parce qu’on ne peut pas visualiser directement ce qui se passe à l’échelle des atomes, mais elle l’est aussi pour la plupart des gens parce qu’ils n’ont pas maîtrisé le langage mathématique qui permet de la comprendre, alors que ce langage est relativement simple. Le principe qui le régit, celui de la superposition des états, ressemble à celui qui s’applique à la combinaison des vecteurs dans un espacegéométrique, avec des règles mathématiques qui sont enseignées dans un autre contexte au lycée. Vous expliquez que la recherche scientifique, c’est avant tout du temps et de la confiance. On vous sent quand même un peu nostalgique d’une autre époque… Je décris le climat de confiance qui régnait au laboratoire qui m’a donné les moyens pour faire mes expériences sans que j’aie à me battre pour obtenir des crédits. La carrière des jeunes chercheurs est maintenant plus difficile. Dès le début, ils doivent devenir des entrepreneurs, émarger pour financer leur recherche à des appels à projets sur contrats qui ont de faibles probabilités d’aboutir. Le contrat, c’est par définition l’opposé de la confiance. Quand on en signe un, on s’engage à obtenir des résultats dont on devra rendre compte. Ce n’est pas comme cela que marche une recherche ambitieuse. Si vous ne permettez pas aux chercheurs de travailler sur le long terme, ils ne se lanceront pas dans des projets forcément risqués. Dans d’autres pays, on donne aux scientifiques qu’on engage sous condition tous les moyens de travailler. Et on leur laisse six ou sept ans pour qu’ils fassent leurs preuves avant de les titulariser. Cette méthode, qui fait confiance aux meilleurs avant de vérifier si cette confiance a été bien placée, se révèle très efficace.
Vous semblez aussi en désarroi par rapport à la montée des fake news et des théories du complot…
Le complotisme fonctionne à l’inverse de la démarche scientifique. Il est alimenté par une façon perverse d’invoquer le doute. Les tenants du complot doutent de tout, depuis l’alunissage d’Apollo 11 jusqu’à l’efficacité des vaccins. Leur doute est à l’opposé du doute rationnel, à la base de la pensée scientifique, qui s’appuie sur des observations factuelles pour valider ou réfuter un modèle théorique. Le doute pernicieux qui prospère sur les réseaux sociaux n’a rien à faire de faits ou de théories. L’ironie, c’est qu’il se propage grâce aux avancées scientifiques, Internet notamment, qui tisse une toile de millions de kilomètres de fibres optiques dans lesquelles circulent des faisceaux laser transportant à la vitesse de la lumière une information gigantesque. J’espère que nous guérirons de ce dévoiement de la pensée. A chaque époque, la science a dû faire face à des adversaires redoutables. Galilée s’est retrouvé face à l’Inquisition, Einstein a dû fuir l’Allemagne nazie, Darwin a été dénigré en URSS. Et finalement, ce sont eux qui ont triomphé. L’histoire nous donne des raisons d’être optimistes, de penser que la démarche de la recherche de la vérité par la science est suffisamment puissante pour l’emporter. •