Le monde d’avant, saison 1
Nous voilà en confinement saison 2, et la saison 1 semble déjà très loin, quelques mois à peine qui donnent l’impression d’une année, voire, de plusieurs. Le casting a un peu bougé, certains acteurs n’ont pas été renouvelés, certains scénaristes non plus. En saison 1, les motsclés étaient: hydroxychloroquine, pangolin, farine. On était dans une humeur fin du monde. On voyait la barbe d’Edouard Philippe se couvrir d’une traînée blanche qui n’en finissait pas de gagner du terrain à mesure que les morts s’accumulaient, à mesure que les plans d’urgence et de sauvegarde s’amassaient, que les réunions s’empilaient, conseils scientifiques, conseils de surveillance, conseils d’orientation, conseils sanitaires… Sa barbe blanchissait, comme si le temps passait plus vite dans sa vie que dans la nôtre, désormais à l’arrêt. L’ambiance était au stockage, réserves de sucre, de pâtes, de riz, achat de tous les rouleaux de PQ présents dans la région. Certains partaient discrètement en exode vers des résidences secondaires, plus ou moins lointaines, et, une fois arrivés sur place, se voyaient soupçonnés de transporter le virus. C’était le retour de la figure du Parisien qui fait chier tout le monde.
En confinement 1, l’humeur était à la fois à la sidération et à la continuité pédagogique, au télétravail, au Zoom du matin, du midi, du soir, apéro Zoom, yoga Zoom, à 2, à 4, à 20, orgie de Zoom. Et entre deux Zoom, la vie semblait être un repas sans fin. En saison 1, l’heure était à la cuisine performative. Cake au thé vert maison, brioches aux éclats d’amandes légèrement torréfiées, gigot de huit heures sur son lit de gratin de courgettes délicatement parfumé à la noix de muscade, le tout pris en photo par des gens qui donnaient l’impression d’avoir fait une formation accélérée en stylisme culinaire. En confinement 1, la culture n’était présente dans aucun discours officiel, à part une histoire de tigre qu’il fallait chevaucher de toute urgence pour pouvoir se procurer du jambon et du fromage. Ça restait assez vague comme projet artistique et, somme toute, très sportif. Alors, en attendant de résoudre l’équation tigre-jambon-fromage, les créations arrivaient de partout dans le monde, théâtre de confinement, ballets de confinement, sketchs, livres, chansons, en solo, duo, trio, au piano, à la flûte, au banjo. Il y avait aussi beaucoup de vidéos rigolotes, essentiellement centrées sur les pangolins. On assistait à la naissance d’un humour pangolinique. Des pangos-blagues, pangos-gifs, pangos-mèmes, du pango, du pango. On était à fond sur cet animal étrange, ça nous prenait un temps fou, on voulait en savoir toujours plus. On disait : «Dis donc, tu t’y connais en pangolin ?» On observait dans le détail les écailles, les griffes, la carapace de cette bestiole jamais vue avant, qui semblait avoir été inventée par un studio d’animation. Ça donnait l’impression d’avoir été projeté directement à la préhistoire, Jurassic Park ici et maintenant. En saison 1, l’essentiel de notre temps se passait à écouter, jour après jour, minute après minute, le décompte de tous les morts dans le monde. Il y avait ces voix qui comptaient et, en face, le silence, dans les rues, dans le ciel, un silence de mort uniquement interrompu, chaque soir, par des applaudissements. Tout un pays qui applaudissait en même temps, qui pensait à la même chose, aux mêmes gens, au même moment. En saison 1, on saluait le courage de ceux qui allaient au front, sans rien pour se protéger. A l’époque, on disait «aller au front». On pensait aux soignants, aux enseignants, aux caissières, aux éboueurs. On les trouvait admirables. En saison 1, on se disait qu’on leur devait beaucoup et qu’il ne faudrait pas l’oublier. On était en total «Monde d’après», «Changement de logiciel». Certains avaient même des théories sur ce monde qui serait évidemment très différent de celui «d’avant». Un monde où on ferait des choses dingues comme : prendre soin des plus faibles, payer correctement les gens, consommer moins et mieux, donner des moyens au service public. C’est vrai qu’en saison 1, on était sacrément fous. •
Ces derniers jours, pour me protéger de l’intrusion des vidéoconférences dans la chambre à soi de l’écrivain, j’ai décidé de me limiter aux seuls échanges vocaux. L’oeil a été éduqué culturellement comme un sens de la critique et du jugement, de la consommation visuelle et du désir. En revanche, l’oreille, reléguée à une position subalterne dans nos sociétés techno-visuelles, possède une subtile capacité d’interprétation et de connaissance. Alors que, une fois l’écran fermé, la connexion visuelle vous laisse encore plus seul et vide, les voix s’enroulent autour de vous et vous enveloppent.
La voix est le son produit par le corps humain lorsque l’air provenant des poumons passe par les bronches et la trachée, atteint le larynx et fait vibrer les cordes vocales. Cette vibration subtile utilise le pharynx, la bouche et le nez comme cavités de résonance et d’amplification du son. La fréquence de la voix humaine va de 60 à 7000 Hz, avec une énorme variation de tons et de textures. La voix précède la parole. Elle devient parole lorsque les vibrations des cordes vocales sont modulées par les mouvements rapides de la langue, de la glotte et des lèvres, par l’interruption du flux d’air sortant des poumons et par la fréquence à laquelle l’air glisse le long du palais ou entre en collision avec les dents. La voix articulée est l’une des techniques du corps les plus sophistiquées inventées historiquement par les animaux humains et, comme elle est différente en chacun de nous, elle constitue un style d’articulations unique. Les discours dominants en Occident, tant en médecine que dans l’histoire de la musique, différenciaient jusqu’à récemment trois types de voix humaines, segmentés par sexe et par âge : masculine, féminine et enfantine. Dans cette tradition, les voix aiguës étaient appelées féminines et les voix graves masculines. Dans le langage du chant, on appelle «extension» la gamme de notes qu’une personne peut atteindre en modulant sa voix. Selon les considérations normatives des différentes extensions de la voix, les voix masculines peuvent être basses, barytons ou ténors, et les voix féminines contre-ténors, mezzo-sopranos ou sopranos. Mais des hommes ont des voix de soprano et des femmes des voix de basse. L’érotisation des voix aiguës du castrat comme idéal de la musique baroque incarne les paradoxes du désir misogyne dans le patriarcat. Les voix légères, claires et très aiguës des contre-ténors et les voix profondes des altos sont celles qui transgressent les limites normatives du genre, comme Philippe Jaroussky dans l’opéra contemporain ou jadis l’immense chanteuse égyptienne Oum Kalthoum.
Avant, la segmentation des voix en termes de genre était redoublée par les divisions raciales. Jusqu’au milieu des années 80, les commentateurs de musique parlaient de «voix noire», racialisant ainsi autant les voix que les styles musicaux. Les voix de blues pouvaient être noires, mais les voix d’opéra devaient être blanches. En 1939, la chanteuse noire Marian Anderson chante pour la première fois au Metropolitan Opera après avoir été recalée au DAR Constitution Hall par les Filles de la révolution américaine parce qu’elle n’était pas blanche. Face aux catégories sexuelles ou raciales normatives, les études contemporaines sur la voix, influencées par la critique des études de genre et anticoloniales et par le nombre de plus en plus important de personnes trans et non binaires, proposent de comprendre la voix comme un organe qui change tout au long de la vie. Plutôt que des voix d’hommes, de femmes ou d’enfants, blanches ou noires, il serait plus approprié de dire qu’il existe des voix basses, aiguës, épaisses, lisses, humides, sèches, nasales, gutturales, occlusives, sifflantes, minérales, aériennes, liquides, grumeleuses, pâteuses, striées, cotonneuses, claires, sombres, lumineuses, opaques, sautillantes, martelantes, veloutées…
Si au début du XXe siècle, on pensait que la photographie volait l’âme, l’enregistrement sonore est peut-être le moyen le plus approprié pour la préserver. Les archives de la BBC et de la radio française, avec des centaines de milliers d’enregistrements, sont des dépôts infinis d’âmes. J’écoute le seul enregistrement existant de Virginia Woolf, une déclaration à la BBC en 1937. Sa voix fine, aérienne et intelligente laisse entendre son caractère mélancolique, sa difficulté à s’ancrer pleinement dans le monde qui l’entoure. Sa voix est un fil d’orfèvre avec lequel Virginia Woolf essaie de relier sans cesse son corps à la vie. Elle n’a que 55 ans: sa voix est celle de quelqu’un de centenaire ou même de millénaire, quelqu’un qui, comme le personnage de son roman Orlando, a traversé les siècles. Quatre ans plus tard, cette voix va se noyer dans la rivière Ouse, à quelques mètres de sa propre maison. Dans ce court enregistrement, Virginia Woolf parle de la relation entre la voix et le langage : «Words, English words are full of echoes, of memories, associations, they have been up and above on people’s lips.» Les mots que nous utilisons sont pleins d’échos, dit Virginia Woolf, de souvenirs, d’associations parce qu’ils sont montés sur les lèvres des gens. Un mot n’est pas simplement une entité linguistique distincte, il contient de façon mystérieuse la mémoire de tous les corps qui l’ont prononcé auparavant. C’est ainsi que Virginia Woolf comprend les mots : comme des voix d’occasion que l’écrivain décide de prononcer ou non. «Chaque fois que nous inventons un nouveau mot, dit Virginia Woolf, il veut sauter aux lèvres et trouver une voix.» «Les mots, conclut le plus grand écrivain anglophone du siècle dernier, ne vivent pas dans les dictionnaires, ils vivent dans les bouches.»
C’est peut-être pour cela que les révolutions commencent aux bords des lèvres, là où le langage historique rencontre le corps politique. MeToo, NiUnaMenos, Black Lives Matter, Black Trans Lives Matter, le mouvement pour la liberté sexuelle en Pologne… ont tous commencé comme des révolutions de la voix: de nouveaux mots autrefois imprononçables ont sauté aux lèvres des gens et ne veulent plus les quitter. •