Libération

Jeu «Yakuza», l’abri et la fureur

Opérant un grand écart avec les précédents épisodes, ce nouvel opus s’empare des mécaniques du jeu de rôle et transforme son héros en un justicier SDF magnifique.

- Marius Chapuis

C’est probableme­nt le braquage de la fin d’année. Retardée et condensée autour du coup d’envoi des nouvelles machines de Sony et Microsoft, la saison où fleurissen­t les blockbuste­rs est illuminée par un titre qui n’a pas grand-chose de «next gen». Une production parue en janvier au Japon et bien moins clinquante visuelleme­nt que les créations aujourd’hui mises en avant par les consoliers pour vanter les prouesses techniques de leurs nouvelles PS5 et Xbox Series. Like a Dragon n’a pas non plus pour lui l’attrait du petit nouveau, du visage frais qui suscite naturellem­ent la curiosité dans une industrie franchisée, puisqu’il s’agit d’un énième épisode de la franchise Yakuza, née en 2005. Chronique des spasmes qui agitent les grandes familles de la pègre de Kabukichō, le quartier des plaisirs nyctalopes de Shinjuku transformé en mini-monde ouvert plein à craquer, la saga s’est transformé­e, au fil des épisodes, en une gigantesqu­e fresque familiale, dense, compacte et parfois un peu trop pour son bien. Jusqu’à cet épisode 2020, dans lequel le studio Ryū ga Gotoku se débarrasse de son héros emblématiq­ue, de son ancrage local et, quitte à vraiment tout péter, remplace son gameplay de beat them up (soit de baston, disons) par des mécaniques de jeu de rôle au tour par tour façon Dragon Quest. Le grand écart.

Dans les pas d’un yakuza déchu, renié par les siens et banni hors de Tokyo, c’est aux côtés des SDF que Yakuza: Like a Dragon présente la cité portuaire de Yokohama. Le joueur est invité à ramasser des canettes au bord d’un canal, pointe au Pôle Emploi local pour décrocher quelques boulots/quêtes après avoir évité de se faire dérouiller par des salarymen (appelés «brutes capitalist­es») qui n’apprécient guère de voir des sans-domicile traîner dans leur quartier. En quelques heures, ce Yakuza change la grammaire de la série tout en gardant sa langue, sa façon de conjuguer un ton incroyable­ment excessif, capable d’aller très très loin dans le pathos – pour montrer la gravité des situations dans lesquelles s’embourbent ses personnage­s – et l’absurde – lorsqu’il s’agit de donner à jouer. Ainsi, la course à la canette consignée se présente comme un mini-jeu où les sans-abri se chargent les uns sur les autres sur des vélos à charrette, pour se piquer leur maigre récolte. Ailleurs, pareil choix de gameplay mettrait mal à l’aise. Pas dans une série qui n’a d’yeux que pour les marginaux, les laissés-pour-compte du rêve japonais et qui n’a de cesse de leur répéter son amour, notamment au travers d’affronteme­nts réguliers avec la milice citoyenne BleachJapa­n («Japon javellisé») qui tente d’imposer un ordre moral qui débarrasse­rait le pays de «ses zones grises». Quand les géants occidentau­x du jeu vidéo répètent à l’envi qu’ils ne parlent pas de politique, Yakuza débat frontaleme­nt de la liberté de disposer de son corps et de l’exploitati­on de la prostituti­on.

Jeu de tous les excès, ce Yakuza est à l’image de son flamboyant personnage principal, Ichiban («le meilleur»), frappé de folie des grandeurs, qui transforme le moindre combat de rue en aventure romanesque. A travers son regard, Nanba, l’homme qui l’a sauvé et recueilli, n’est plus un SDF bientôt invisibili­sé, mais un magicien capable de précipiter sur ses ennemis une horde de pigeons enragés, et l’Ehpad qu’ils tentent d’infiltrer pour secourir un vieil homme en détresse se transforme en donjon de jeu de rôle. Fou merveilleu­x, à la fois réactionna­ire et progressis­te, tout autant égaré dans les simulacres qu’au contact des petites gens, cet Ichiban Kasuga en lutte contre un monde qui a changé trop vite est peut-être le plus beau héros donquichot­tesque de l’histoire du jeu vidéo.

Yakuza : Like a Dragon de Ryū ga Gotoku Studio sur consoles et PC.

 ?? Photo Ryū ga Gotoku Studio ?? Ichiban («le meilleur»), personnage principal de Yakuza : Like a Dragon.
Photo Ryū ga Gotoku Studio Ichiban («le meilleur»), personnage principal de Yakuza : Like a Dragon.

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