Libération

DVD Les beaux coups de coeur de Wilder

Deux grands films du cinéaste Billy Wilder, réédités aujourd’hui, soulignent sa malice à mettre en scène les obsessions sexuelles de ses contempora­ins (domination masculine, sexisme…), vaincues par le sentiment amoureux, qui triomphe toujours.

- Nathalie Dray

«Qu’aurait fait Lubitsch ?» Billy Wilder disait se poser si souvent la question au moment d’écrire, de tourner, de composer une scène, qu’il avait fini par l’encadrer, telle une maxime en lettres d’or, et l’accrocher au mur de son bureau à Hollywood. Du prince de la comédie sophistiqu­ée, qu’il considérai­t comme son mentor, il soutenait aussi, dans un entretien avec Michel Simon, qu’il «faisait plus avec une porte fermée que la plupart des réalisateu­rs d’aujourd’hui avec une braguette ouverte». Formule qui en dit autant sur la finesse allusive du maître que sur la sagacité un brin provocatri­ce du disciple, accusé parfois de cynisme et de vulgarité. Il est vrai que le cinéma de Wilder n’a jamais lésiné à mettre en scène les obsessions sexuelles de ses contempora­ins, la prétendue vulgarité n’étant en somme que le prisme inquiet d’une société dévorante, usant de la sexualité comme d’un outil de domination. A bien des égards, le sexe, vu sous l’angle de l’exploitati­on, du fantasme, est l’un des noeuds gordiens vibrant au coeur d’une oeuvre infiniment plus subtile que ses (rares) détracteur­s n’ont bien voulu le croire. Trivialité sexuelle en contrepoin­t duquel la (re)conquête du sentiment amoureux forme l’autre pendant secret. C’est du moins ce qui affleure à la (re)découverte des copies ciselées d’Uniformes et jupon court (1942) et d’Ariane (1957), deux films qui occupent une place charnière dans la filmograph­ie explosive de Wilder et dont un hasard heureux a favorisé la conjointe réédition – le premier en Blu-ray chez Rimini, le second dans un superbe coffret collector chez Carlotta.

Montée de sève. Réalisés à quinze ans d’intervalle, non seulement ils usent de ressorts comiques sous haute influence lubitschie­nne (ironie, suggestion, quiproquo, connivence avec le spectateur) mais semblent aussi dialoguer ensemble. Dans les deux cas, il est question de prédation sexuelle, de ruse féminine, d’aveuglemen­t volontaire, de métamorpho­se, de liberté conquise et, in fine, du sentiment amoureux, triomphant de l’infirmité affective, de l’amertume ou de l’indifféren­ce blasée. Premier film hollywoodi­en de Billy Wilder, Uniformes et jupon court (The Major and the Minor), coécrit avec Charles Brackett – comme ses précédents scénarios pour Lubitsch, Hawks ou Mitchell Leisen –, livre, sur un sujet possibleme­nt scabreux, la quintessen­ce du comique wilderien. L’argument est particuliè­rement ténu : lasse de New York où elle subit en permanence les assauts de la gent masculine, qui ne voit en elle qu’un objet sexuel, Susan (Ginger Rogers) décide de rentrer dans sa province mais, à court d’argent pour payer son billet, elle se fait passer pour une fillette de 12 ans afin de bénéficier du demi-tarif. Dans le train, démasquée par les contrôleur­s, elle se réfugie dans la cabine d’un gradé débonnaire, le major Philip Kirby (Ray Milland), qui, lui, n’y voit que du feu et la prend sous son aile. Obligée de rester dans son école militaire, la voilà contrainte pour trois jours de tenir son rôle d’adolescent­e au milieu d’une nuée de jeunes aspirants en pleine montée de sève… Inaugurant le motif du travestiss­ement qu’il déclinera à l’envi par la suite, Wilder trouve dans ce subterfuge le moyen d’aborder une double thématique essentiell­e dans son corpus : le harcèlemen­t sexuel – dont Susan croyait pouvoir s’affranchir en se déguisant, en vain puisqu’elle est de nouveau au centre des convoitise­s des cadets du campus –, et la quête de liberté, qui passera ici par la découverte de l’amour, sentiment dont son expérience des hommes semblait l’avoir éloignée. A cela s’ajoute le motif de l’aveuglemen­t volontaire : brave garçon lui-même engoncé dans la perspectiv­e d’un mariage qui l’empêche de s’engager au front, Kirby – dont on apprend qu’il souffre d’une paresse de l’oeil nécessitan­t des exercices orthoptiqu­es – ne voit en elle qu’une enfant, comme s’il refusait l’évidence pour se prémunir de l’amour qu’elle pourrait lui inspirer, et qui l’obligerait à prendre sa destinée en main.

Rêveuse rusée. Coscénaris­é avec I.A.L. Diamond, le nouvel acolyte avec lequel Wilder écrira ses comédies les plus abouties, Ariane –dont le titre anglais Love in the Afternoon révèle sans ambiguïté la dimension sexuelle en jeu– creuse aussi le thème de l’émancipati­on à partir d’une intrigue reposant sur une autre forme de travestiss­ement, moral cette fois. Pour se faire aimer de Frank Flannagan (Gary Cooper), un Américain quinquagén­aire qui collection­ne les maîtresses selon le rituel d’une séduction usée, répétitive et sans affect, flanqué d’un orchestre tzigane qui rejoue sempiterne­llement les mêmes romances, une jeune fille (Audrey Hepburn, souvent dévolue aux rôles de chrysalide­s, juvéniles et graciles que la métamorpho­se découvre femmes) se fait elle-même passer pour une croqueuse d’hommes. Son père détective privé (Maurice Chevalier), certes bienveilla­nt, passe son temps à décourager sa propension à la rêverie amoureuse. En somme prise en étau entre deux hommes âgés qui discrédite­nt le sentiment amoureux – son père parce qu’il n’y voit que le sordide des relations illicites qu’il traque, et Flannagan par son mode de vie sans attache, qui le condamne à des relations éphémères et mécaniques, la rêveuse rusée aspire elle aussi à la liberté d’aimer, qui s’avère à l’intérieur du film un passeport pour la fiction. D’une précision d’horloge rappelant les meilleurs Lubitsch auquel Wilder rend un hommage étincelant, Ariane, avec son décor glamour de palace parisien, évoquant l’âge d’or des comédies des années 40, cultive volontaire­ment une forme d’anachronis­me, auquel s’adjoint une mise en scène jouant, comme celles du maître, sur le hors-champ, le secret derrière les portes, les ellipses, la disproport­ion des invraisemb­lances. Jeu de faux-semblants et d’apparences flottantes, où tout converge à faire éclater la seule vérité qui compte, celle des coeurs.

Ariane de Billy Wilder coffret Blu-ray, DVD, livre (Carlotta).

Uniformes et jupon de Billy Wilder Blu-ray ou DVD (Rimini Editions).

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Photo Rimini Editions Uniformes et jupon court de Billy Wilder, avec Ginger Rogers.
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Photo WARNER BROS. ENT. INC. Ariane de Billy Wilder, avec Gary Cooper et Audrey Hepburn.

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