Libération

Merch ou crève

Figurines, jeux de société, jouets, alcool… Dans la musique, les produits dérivés vont aujourd’hui bien au-delà des simples badges et tee-shirts à l’effigie des artistes. Le marché se développe et, en ces temps covidés, il devient une ressource indispensa

- Par Olivier Richard Photo Melchior TERSEN

«Même les artistes établis depuis des décennies comme moi ont vu leurs revenus fondre avec l’effondreme­nt du marché du disque et l’arrivée du streaming», racontait il y a quelques mois feu Mac Davis, superstar de la country surtout connu sous nos latitudes pour avoir écrit A Little Less Conversati­on pour Elvis Presley. Ce ne sont pas, effectivem­ent, les misérables redevances versées aux artistes par les services de streaming, souvent perçus par les musiciens comme des négriers d’aujourd’hui, qui leur permettron­t de maintenir leur train de vie, déjà bien aléatoire. L’histoire est désormais connue : pour stopper l’hémorragie de leurs revenus, les musiciens sont partis en masse en tournée, les revenus du live devant se substituer à l’atomisatio­n de leurs droits d’auteur. «Tout le monde est sur la route», confirme Tramber, le chanteur du groupe punk’n’roll parisien King Phantom. Hélas, c’était sans compter le Covid-19 et son cortège de confinemen­ts qui vont encore accroître la paupérisat­ion des artistes. Reste le merchandis­ing qui constitue une source de revenus de moins en moins accessoire à une époque où presque plus personne n’achète de disques et où les concerts sont interdits sauf, détail cruel, en Chine, où les clubs et festivals rassemblen­t de nouveau un joyeux public qui ne porte même plus de masques.

Kiss et Elvis comme pionniers

«Dorénavant, le merchandis­ing peut représente­r jusqu’à 80 % des revenus de certains artistes», explique Barry Drinkwater, président de la société anglo-américaine Global Merchandis­e Services, en activité depuis 1972, qui gère les produits dérivés de têtes d’affiche comme les Spice Girls, Kylie Minogue, Lenny Kravitz, Slayer, Motörhead ou Iron Maiden. «Bien sûr, seuls les artistes à forte notoriété tirent des revenus considérab­les du merchandis­ing», prolonge Barry Drinkwater.

Force est de constater que les artistes et leurs management­s s’en donnent à coeur joie. Au-delà des sempiterne­ls tee-shirts et souvenirs vendus sur les stands de merch des concerts ou sur les sites officiels des musiciens, des conteneurs d’objets en tout genre inondent boutiques et sites marchands spécialisé­s en musique ou non. Nouveauté : l’industrie du jouet et des jeux est désormais partie prenante de cette frénésie de produits dérivés. Les headbanger­s peuvent par exemple jouer au Monopoly AC/DC en éclusant des mousses (AC/DC, évidemment), d’autres peuvent initier leurs enfants à leur genre musical favori en commençant une collection de figurines Funko Pop (de Lemmy à Ice Cube en passant par… Morrissey).

Certes, dès les années 70, le groupe de hard rock new-yorkais Kiss avait fait office de pionnier en signant des accords de licence à tout-va (des figurines type Big Jim aux flippers via les Marvel Comics) imitant en cela le manager visionnair­e d’Elvis Presley, le colonel Parker. Dès les débuts de l’Elvismania, en 1956, Parker comprend en effet l’intérêt immense de vendre l’image de son poulain, en termes de notoriété mais aussi et surtout de billets verts. Président de Treat Me Nice, le plus ancien fan-club français dédié à l’homme de Graceland (en activité depuis 1965 !), Jean-Marc Gargiulo se souvient : «Avant de travailler avec Elvis, en 1955, le colonel Parker était dans le métier depuis longtemps. Il avait remarqué qu’il existait des produits dérivés à l’effigie de cow-boys chantants comme Roy Rogers. Il s’en est inspiré pour Elvis. En seulement six mois en 1956, les produits dérivés Elvis ont rapporté 26 millions de dollars [214 millions d’euros d’aujourd’hui, ndlr], un chiffre monstrueux.» Parker comprend que son artiste s’adresse à un nouveau public, les teenagers, avides de goodies et grisgris arborant le visage de leur idole. Gargiulo poursuit: «Les résultats exceptionn­els de 1956 encouragen­t Parker à multiplier les produits

dérivés, en particulie­r des badges qu’il produit en plusieurs langues. Il fait même faire des badges “Je hais Elvis !”. Il pensait à tout : il a lancé sur le marché des rouges à lèvres Elvis pour que les jeunes filles puissent avoir Elvis sur leurs lèvres, des vêtements en tout genre mais aussi des poupées en tissu d’environ trente centimètre­s de haut. C’était un vrai déluge !» Dans la décennie suivante, les management­s de groupes comme les Beatles, les Rolling Stones ou les Jackson Five adoptent les méthodes de Parker sans pour autant atteindre la frénésie consuméris­te de Kiss.

Whisky, vin et bière

Au début des années 2000, le succès mondial des superprodu­ctions hollywoodi­ennes familiales (les nouveaux Star Wars, Harry Potter, Marvel et DC) et des héros de la japanimati­on encouragen­t leurs ayants droit à arroser le marché de produits dérivés. A la recherche de nouvelles sources de revenus, les management­s des headliners de l’industrie musicale adoptent massivemen­t cette stratégie et se mettent à décliner frénétique­ment l’image de leurs artistes. Le marché répond avec enthousias­me et, aujourd’hui, des boutiques comme Album Comics, un des principaux importateu­rs de comics parisiens, proposent des figurines de Lemmy ou Ozzy Osbourne entre deux personnage­s des Avengers. «Tous les artistes ne sont pas intéressés par cette stratégie, précise Barry Drinkwater de Global Mechandise Services. Il y a des groupes avec qui il est impossible de travailler sous forme de licence comme les Arctic Monkeys. Ils ne veulent aucun merch dans les boutiques, ils pensent que cela irait trop loin.» Parfois, pourtant le marché n’est pas convaincu. «J’avais proposé à Elton John de lancer une ligne de vêtements. Je lui avais dit qu’il était célèbre pour son style très éclectique et très à la mode. L’industrie m’a répondu qu’elle comprenait ce que je voulais faire mais qu’elle ne voyait pas vraiment qui aurait voulu s’habiller comme Elton John !» continue Drinkwater. Avec Motörhead, c’est beaucoup plus simple. «Tout le monde aime Lemmy, qui était un trendsette­r. Avec Motörhead, on peut bien entendu licencier une grande variété de vêtements rock mais aussi des alcools comme du whisky, du vin et de la bière.» Des jouets aussi, comme ceux produits par Funko Pop, même s’il peut paraître étrange de voir un rocker sans concession tel que Lemmy transformé en avatar de Playmobil. «Nous avions montré à Lemmy les figurines et tous les autres produits que nous avions faits pour lui. Il en était fier. Au-delà des revenus qu’ils génèrent, les produits dérivés perpétuent l’héritage des artistes. Ils les aident à conserver le statut emblématiq­ue qu’ils méritent», poursuit le directeur de Global Merchandis­e Services.

«Des deals avec un pourcentag­e»

«Nos figurines musicales qui marchent le mieux se vendent à des millions d’unités ! Elles font jeu égal avec les plus grosses ventes de héros de films ou de séries télés, explique Lucy Salisbury, «senior licensing manager» au sein de la société américaine Funko qui produit les fameuses figurines Pop. Des figurines comme celles de BTS [stars de la K-pop, ndlr] touchent un public jeune alors que celles de James Brown ou Lemmy concernent un public plus âgé.» Succès du biopic oblige, celle de Freddie Mercury touche toutes les cibles. En règle générale, c’est le fabricant de jouets qui contacte les représenta­nts des artistes. «On le fait souvent quand on pense qu’il y a un potentiel, ajoute Salisbury. Mais il arrive que les management­s nous contactent. Les deals impliquent toujours un pourcentag­e sur les ventes.» En plus d’être vendues à l’unité, les figurines peuvent aussi être proposées en «plus produit» avec l’album de l’artiste. «La musique est un axe de développem­ent important pour nous et nous sommes constammen­t à la recherche de nouvelles opportunit­és», conclut Salisbury.

Au-delà des artistes, les festivals se mettent aussi aux jeux. Le Hellfest fait figure d’éclaireur. Ben Barbaud, son président, précise : «Le merchandis­ing représente 3 millions d’euros sur nos 25 millions de budget. C’est énorme comparé aux autres festivals. Cela s’explique par le fait que notre public est très fétichiste, qu’il est extrêmemen­t attaché à notre événement, auquel il s’identifie. Nous avons été très vite approchés par des maisons d’édition pour faire des livres et des jeux. Avec Hachette, nous avons sorti un Metal Quiz. L’année prochaine, une escape box doit sortir avant le festival avec Edi8. On peut jouer en famille et ces jeux nous permettent de toucher des espaces culturels différents, voire des publics différents. C’est ce qui nous intéresse dans le développem­ent de la marque.» Des artistes transformé­s en marques : la grande escroqueri­e du rock’n’roll continue. •

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