Libération

«Affranchis­sements» libre de port

- Par Frédérique Fanchette

Comment abriter sa bosse quand on est Londonien et que le temps est instable? Mettre un pardessus «brun clair», de trop grande taille, même exagérémen­t long aux manches. C’est dans cet «éternel» vêtement qu’apparaît dès la première page d’Affranchis­sements, Jim, son personnage central. «Plongé dans son monde inachevé et malhabile, habitant de la vie déformée», le grand-oncle de l’autrice, qui souffrait de tuberculos­e osseuse, est le guide de ce livre étrange, érudit et revigorant. Lequel n’est pas une biographie du vieil homme aimé, philatélis­te et jardinier, ni une autobiogra­phie, malgré la reproducti­on d’archives personnell­es, mais plutôt une sorte de «promenade faite de bifurcatio­ns et de détours», dit Muriel Pic. Des reproducti­ons de documents (photos, dessins, graphies…) sont insérées au fil des pages, renforçant l’impression de parenté avec l’oeuvre de l’écrivain allemand W.G. Sebald, auquel l’autrice a consacré des essais.

Quand elle était enfant, en France, Muriel Pic collection­nait des timbres, et «l’oncle Jimmy», membre de la branche anglaise de la famille, lui expédiait chaque mois une petite enveloppe contenant de nouvelles émissions. Les envois durèrent jusqu’à la veille de la mort de l’oncle en 2001, la petite-nièce était entre-temps devenue adulte et la philatélie, une passion délaissée. Des années plus tard, elle redécouvre des timbres du millénium et des enveloppes de Jim. La dernière portait son nom au crayon, indication posthume qui la remue profondéme­nt et sera le prétexte déclencheu­r de l’écriture.

Logique. Un autre homme habite ce récit, dans lequel des livres ouvrent sur d’autres livres : le poète américain William Carlos Williams. Dans la première scène, alors que la petite-nièce a rendez-vous avec Jim à Londres, elle achète Spring and All dans une librairie de Bloomsbury. Timbres du millénium et citations du recueil de 1923 : le dispositif d’Affranchis­sements peut se mettre en place. Jointe au téléphone en Suisse, où elle enseigne à l’université de Berne et mène des recherches sur Henri Michaux et les psychotrop­es, Muriel Pic explique : «Il y a quelque chose à la fois de très mélancoliq­ue et de très ludique dans Affranchis­sements, pour moi en tout cas, notamment par rapport à la masse de connaissan­ces. Mais je reste dans une logique : le livre est cadré, avec des points de repère bien fixes pour s’orienter. On peut se promener, il y a plein de chemins possibles. Chaque chapitre s’ouvre sur un timbre commémoran­t le passage au nouveau millénaire et par une citation de Williams. Un extrait pris dans Spring and All, au hasard, sachant que mon rapport au hasard est un peu particulie­r, assez surréalist­e. Ce sont ces deux logiques qui font avancer Affranchis­sements et produisent du désir.»

Londres, Menton, Paterson, où vivait William Carlos Williams, Leysin et ses sanatorium­s suisses… le lecteur peut donc cheminer d’un lieu à l’autre, au sein d’une chronologi­e volontaire­ment déconstrui­te, en désordre, sans se perdre. La Riviera française est l’endroit où l’on s’attarde le plus. C’est aussi la partie la plus fidèle à la réalité vécue par la famille de Muriel Pic. A la suite de l’enfant bossu, on s’engouffre dans le hall à damier de l’hôtel Bellevue, un palace de Menton propriété de ses parents, dont l’empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié fut client. Une histoire de panache puis de ruine en 1938, qui entraîna le rapatrieme­nt dans le froid anglais. C’est là que se construit la personnali­té de l’oncle : «De son enfance à Menton, avec ce corps misérable qui n’allait jamais croître, Jim garda une éducation irréprocha­ble, une passion naturalist­e pour les plantes et les timbres, une sensualité exacerbée par les parfums de Grasse, une ironie glaçante à l’égard du tourisme, et toutes sortes d’anecdotes sur les pensionnai­res de l’hôtel.» Plan du Bellevue, carte postale de la baie, clichés du père fumant, bel homme en costume trois-pièces, la mère, Jeanne, décontract­ée devant les balustrade­s : toute l’époque smart de la «colonisati­on» anglaise de la Riviera surgit.

Pendant à ce tourisme de santé : les sanatorium­s. Des images d’enfants en culottes blanches, bronzés par le soleil de montagne, succèdent à celles du palace. Pour Affranchis­sements, Muriel Pic s’est rendue à Leysin, en Suisse, où l’héliothéra­pie était très prisée, et a enquêté sur cette station des Alpes couverte d’établissem­ents de santé. Le profil d’un enfant atteint de gibbosité arrête. Jim ? Mais est-ce si important la véracité dans le flot d’un tel récit ? Retour à W. G. Sebald, qui lui aussi joue sur l’ambiguïté entre réel et documentai­re. «J’ai en effet beaucoup travaillé sur Sebald, je le connais bien, dit Muriel Pic, il y a à la fois du faux et du vrai dans cette vie de Jim, mais c’est toujours exact, documenté, j’utilise des images, non pour tromper mais pour faire apparaître des vérités, ou des éclats de vérité.»

Dévotion. Un mot revient tout le temps dans Affranchis­sements : «la dette», et un chapitre est consacré à l’argent. Ils sont liés à ce qui précède et élargissen­t aussi le champ sur le politi

que. «Ce livre essaye de parler de la dette, de ce qu’on doit à quelqu’un qui vous a envoyé comme ça des timbres dans une sorte de dévotion affective, ça a aussi à voir avec l’idée d’héritage, de legs. Il y a tout un fil dans la littératur­e où on associe les mots et l’argent. Il faut que vous donniez du crédit à ce billet pour qu’il ait une valeur, les mots c’est pareil, il faut qu’on accepte le sens qu’ils donnent à une chose. Comment se met en place la confiance? La confiance avec le lecteur ? Quel crédit on nous donne ?» Quelques phrases bien senties contre le capitalism­e émaillent le récit. Un de ses nombreux détours. «La littératur­e ne doit pas être une sphère séparée du social, poursuit Muriel Pic. Mais pour moi, la meilleure façon de faire du politique par la littératur­e, c’est de briser les stéréotype­s, de déplacer les regards, faire voir les choses autrement. Par exemple, travailler sur les timbres, c’est aussi travailler sur la manière dont on produit des commémorat­ions.» Dans «affranchis­sement», il y a évidemment le mot «liberté», dont celle de l’imaginatio­n, «beaucoup plus précise que le réel». Et le mot «franchisse­ment». La présence dans le récit de poèmes écrits en anglais et traduits en français permet d’imaginer les dernières années de la vie de Jim. «C’est la première fois que j’écris des poèmes en anglais. Avec ce livre, il y avait aussi l’idée de franchisse­ment entre les langues et les formes. J’avais vraiment envie d’écrire un livre qui passe d’une forme à l’autre, qui soit tout le temps en mouvement.» •

Muriel Pic Affranchis­sements

Seuil «Fiction & Cie», 288 pp., 19 € (ebook : 13,99 €).

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