Libération

Les Psycho-Bataves sur la route

Avec «Don Creux est mort», Jonathan Baranger revisite le «road trip» américain

- Par Jean-Didier Wagneur

Jonathan Baranger est entré en littératur­e en 2018 avec Chokolov City, un premier roman étonnant de maîtrise qui se déroulait au sein de l’émigration bulgare de New York. L’auteur habitait si bien le roman américain et le récit à la Henry James qu’on pouvait se poser la question de sa langue maternelle. Il récidive aujourd’hui avec Don Creux est mort, un road trip parcourant les Etats-Unis d’est en ouest. Alors que Chokolov City gravitait autour de la pratique de la littératur­e, Don Creux est mort s’inscrit dans la continuité de la révolution musicale des sixties, du moment de libération des corps et des conscience­s, de la contestati­on du capitalism­e et de la guerre. Mais ce n’est pas une évocation des mouvements musicaux, ni même celle d’un groupe, l’âge des concerts est passé depuis longtemps et c’est sous l’angle d’une philosophi­e et d’une éthique, le «Psycho-Batave», que se déploie ce roman rock, psychédéli­que et insolent, qui plonge le lecteur dans une Amérique mi-urbaine mi-rurale vivant entre ses motels, ses stations-service, ses carrot cakes, ses hamburgers et ses certitudes. Au milieu des années 80, trois personnage­s se retrouvent pour être investis d’une mission : transporte­r l’urne funéraire qui contient les cendres de Don Creux afin de les disperser dans la Californie du Sud. Ils se nomment entre eux «phrères». Il y a Sred Sweign, un employé des douanes noceur, qui a pris sous son aile son neveu orphelin, Jeremiah, élevé dans le rigorisme le plus étroit par sa soeur Hildegarde qui voit le diable partout ; Randall Webb, un personnage violent et incontrôla­ble qui semble revenir d’entre les morts ; et un pandémoniu­m de protagonis­tes hauts en couleur et déjantés qui apparaîtro­nt au fil des chapitres, tels Boulter Lewis, Mademoisel­le de Cerf, Jesús Jr Hernandez…

Don Creux est mort tient du «vingt ans après», quand les héros d’un temps, fatigués et trahis par la falsificat­ion commercial­e de la musique qu’ils ont adorée, se mettent en route pour un ultime hommage à celui qui a été leur guide. Cette bande constitue les Psycho-Bataves dont Don Creux était une sorte de médium, un mentor enseignant une autre manière de vivre. Mais Jonathan Baranger laisse en creux, justement, beaucoup de renseignem­ents sur ce que ce groupe a été et fait planer une atmosphère de mystère. Le lecteur se retrouve à coudoyer des individus pour une part énigmatiqu­es dont il doit tenter de reconstitu­er la vie à partir de bribes de conversati­ons, d’allusions, d’images et de flash. Mais ce qui est étonnant, c’est que tout cela fonctionne, qu’on entre dans ces tribulatio­ns de losers souvent héroï-comiques mettant le souk dans un funérarium dont l’esthétique proprette digne de Desperate Housewives semble surréelle, ou quêtant l’apparition d’un spectre et d’une orange dans le désert des Mojaves.

Au fil des étapes surgissent les miettes d’une odyssée de la mémoire en même temps qu’un roman initiatiqu­e pour le jeune Jeremiah, qui subira de nombreuses épreuves: le premier verre de bourbon, «la deuxième heure de la Louisiane» dans une demeure XVIIIe de La Nouvelle-Orléans squattée par des ectoplasme­s dignes d’un Ancien Régime du stupre fantasmé ; la «chaîne de douleurs» dans un baston colossal au sein d’un corps de ballet. Jeremiah est pressenti pour être l’héritier de Don Creux et doit se défaire de ses illusions. Aussi le roman coud-il habilement divers niveaux de conscience et de réalité, «ce sont les faits de la vie», commentera un personnage. Et Jeremiah renaîtra au terme de ces épreuves sous un nouveau nom. La bande-son de ce roman (Four Seasons, les albums Peb bles, Back From the Gr ave et Teenage Shutdown) se laisse parfois entendre et il faudrait être un rockeur érudit comme Bruno Bayon ou Philippe Manoeuvre pour commenter la playl ist du roman, empruntée principale­ment aux garage bands auxquels les Psycho-Bataves vouent un culte absolu. Ont-ils fait partie de ce mouvement ? C’est évident, mais on n’en saura pas plus. Reste que Jonathan Baranger se nourrit de leur ironie pour satiriser les Etats-Unis des années 80 et rythmer ses débauches d’images, qui semblent aussi dictées par quelque herbe du diable.

Ce roman est un itinéraire intellectu­el doublé d’une quête. Le Zarathoust­ra, le Maldoror, la Divine Comédie et bien évidemment le Sur la route de Baranger. Modèles redoutable­s s’il en est mais que l’auteur ne trahit jamais. Le livre est réglé au millimètre, aucune fausse note, pas d’appel à la connivence du lecteur. Ecrire ce roman musical était en soi une gageure, mais la prose de Baranger se fait elle aussi «corps électrique» des Etats-Unis. •

Jonathan Baranger

Don Creux est mort Champ Vallon «Détours», 338 pp., 21 € (ebook : 14,99 €).

Au fil des étapes, surgissent les miettes d’une odyssée de la mémoire en même

temps qu’un roman initiatiqu­e pour le jeune

Jeremiah, qui subira de nombreuses épreuves.

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